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Le voyageur de lumière
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La nuit était noire et propice aux observations. Simon fit glisser le volet dans son rail et dévoila le télescope dont la première lentille se couvrît d'une poussière d'étoiles. Il se plaça sous l'oculaire dans le large fauteuil de cuir et pianota sur le clavier d'un ordinateur. La monture se mit en mouvement et un ensemble de moteurs silencieux alignèrent son axe sur un cadran du ciel. Simon surveillait depuis quelques temps l'étoile que l'on nomme CASTOR dans la constellation des gémeaux. Il avait constaté des modifications importantes de la lumière de cet astre, grâce à un montage d'animation des photos des six derniers mois. Sur son moniteur vidéo se mit en mouvement une simulation prévisionnelle fournie par son IA, experte en astrophysique. Différents modes de traitement se succédèrent en bouffées colorées avant que Simon ne se détourna pour admirer de ses yeux le merveilleux spectacle de la nuit. Le ciel étoilé avait toujours le pouvoir de le fasciner et de faire resurgir de lui l'enfant ignorant et émerveillé qu'il avait été dans ses premières nuits d'observation. Autour de la maison et de l'observatoire, la campagne s'étendait paisiblement. Des chauves-souris virevoltaient dans l'air tiède et une cigale faisait entendre son chant d'amour imperturbable. Au milieu de la nuit, Simon fit une série de photos en incluant des traitements suggérés par son IA, ainsi que toute une série de mesures. Il se laissa ensuite glisser dans la contemplation des espaces cosmiques qui lui procuraient un ineffable réconfort. Cependant qu'il jouissait du spectacle de Castor, il distingua des myriades d'étincelles frisant la couronne de l'astre. Il concentra son regard sur le phénomène, espérant vaguement débusquer une super nova, et quelques secondes plus tard se figea. Il devînt aussi raide et froid qu'une statue de marbre.
Des étincelles de lumière jouaient dans ses yeux.
A l'aube, Sandra, la femme de Simon se rendit à l'observatoire. La porte n'étant pas verrouillée, elle entra. Elle salua joyeusement son mari, le croyant endormi dans son fauteuil d'observation. Mais voyant qu'il ne s'éveillait pas, elle s'approcha et sursauta de stupeur en constatant qu'il avait les yeux ouverts d'une manière effrayante. Après un premier instant de panique, elle procéda aux contrôles des centres vitaux selon la méthode traditionnelle de son style. Simon semblait se trouver dans un état cataleptique. Sandra téléphona rapidement à l'OPITAL et Simon fut rapidement transporté dans un SOMA. Son état physiologique, proche du coma, se révéla particulier sur bien des points. Un EEG permanent montra des périodes d'activité cérébrale intense et l'apparition de rythmes inconnus des praticiens. Quelques jours seulement après son admission dans le SOMA, il avait totalement retrouvé une conscience ainsi que des paramètres vitaux plus conformes aux normes. Cependant, il resta muet et insensible aux effusions de sa femme et de ses enfants. Il semblait hors de la réalité et perdu dans des pensées urgentes. Sandra le plaça dans un institut de rééducation spécialisé, avec l'espoir de retrouver rapidement son mari à la place de ce VITANUL, tout juste capable d'assurer ses fonctions vitales. Il fallut plusieurs semaines avant que Simon puisse parler intelligiblement mais d'une manière assez primitive. C'est à ce stade de l'affaire que l'on fit appel à moi.
Le patient, bien que d'un type assez classique, avait au cours du test de capacités, littéralement transcendé les coefficients. De plus, dès qu'il avait les moyens d'écrire, il remplissait des tableaux et des pages entières de formules mathématiques, d'équations, de schémas auxquels les ergothérapeutes ne comprirent rien. Son passé d'Astronome amateur leur fit d'abord penser qu'il s'agissait d'un retour prometteur par ce qui semblait être la passion de sa vie. Puis ils eurent des doutes et je reçus un ordre de mission. J'avais pris quelques jours de vacances et je me sentais en pleine forme en arrivant au centre. Simon regardait tranquillement la télévision et ne cessa pas de la regarder tandis que nous faisions connaissance. Je me suis présenté sommairement et commençais un classique interrogatoire à croisements pour démasquer toute mystification. Son esprit, qui m'apparaissait par l'intermédiaire de Ira était curieusement structuré. Sa personnalité semblait dissoute dans un magma de pensées dont le sens et la forme de la plupart m'échappaient totalement. L'ensemble donnait une impression de liquidité verdâtre ou bleuâtre par instant, avec des fulgurances rouges. Ira semblait très à son aise dans ce contexte. Par son intermédiaire, je pouvais voir derrière les yeux de cet étrange interlocuteur, si classique dans ses réponses et si extraordinaire dans sa forme de pensée. Il répondit en effet vaguement à mes questions sur son état, comme quelqu'un qui va bien et se soucie peu de sa santé. Il s'intéressait plus à la télévision qu'à mon ennuyeu discours. Malgré la réussite de notre symbiose cérébrale, je ne pouvais recevoir d'Ira que de vagues images mentales sans signification. C'est elle qui, dans un deuxième temps que j'appelle le "dépouillement", m'explique ce qu'elle a trouvé. Malgré mon ignorance, je suivais sa progression par des schémas mentaux de plus en plus complexes. Nous franchissions les niveaux de conscience sans problème d'interférences. Son esprit était étonnamment ouvert, sans contrôle, ni techniques mentales de camouflages. Soudain, l'image conceptuelle disparue. Ira émit un petit sifflement et me lâcha, comme un crachat, un message aussi énigmatique que déchirant:
-"Présence !!!".
J'avais déjà eu ce genre de problème avec un schizophrène ayant une double personnalité meurtrière, mais cette fois la panique de ma petite associée semblait d'une autre sorte. Je posais des questions à Simon sur sa famille et ses amis, sur son travail et ses loisirs. Sans l'assistance d'Ira, j'en étais réduit à une enquête d'usage. Il s'attarda comme prévu sur sa passion pour l'observation astronomique. Bien sûr, je lui demandais de me raconter la nuit de son "accident", ce qu'il fît sans m'apporter la moindre information supplémentaire. Ira n'avait toujours pas repris son exploration quand Simon commença une explication sur ses mesures concernant les étoiles doubles. Son discours était vraiment très brillant et hautement technique. Voyant mon incompréhension grandissante, il saisit mon bloc-notes et commença d'y aligner des équations et autres schémas compliqués. Il écrivait à une vitesse folle mais avec un ordre et une précision étonnante. Malgré mes connaissances poussées en Astronomie, je ne comprenais rien à ses démonstrations . Il parla de plus en plus vite jusqu'au moment ou, abandonnant le langage courant, il se mit a roucouler bizarrement en écrivant. J'appelais un infirmier en pensant qu'il glissait vers une crise. Ira faisait toujours la sourde oreille et je ne pouvais avoir aucune information sur son véritable état mental. On reconduisit Simon dans sa chambre et je quittais le centre ravit d'être aux prises avec un cas aussi étrange. Il pleuvait et je courus me réfugier dans mon VT en prenant soin de ne pas trop bousculer Ira qui semblait mal en point.
Aussitôt dans l'habitacle, je glissais la feuille d'équations, que Simon venait de rédiger, dans le scanner de mon ordinateur de bord. Il ronronna quelques secondes puis passa en modem, avouant ainsi son incompétence. J'attendis tranquillement le rapport du polygone, mais celui ci se faisait attendre. Après un coup d'oeil aux environs, je tirais Ira de ma chemise pour essayer de comprendre les raisons de son mutisme. Elle semblait assoupie quand je la déposais sur sa couchette. Ses petits bras serrés contre sa poitrine, elle ouvrît ses yeux d'or et me dit de sa pensée forte et claire.
-"Un grand esprit d'une autre essence est enfoui dans ce cerveau. Il va bientôt mourir et peut-être mourront ils tous les deux."
Je fronçais les sourcils, incrédule, et Ira précéda une quelconque volonté de communication en continuant:
-"Il a failli me découvrir, il a un esprit très grand et très mobile. Il est pacifique, mais sa puissance est immense, elle pourrait me détruire sans conscience."
J'avais beaucoup de mal à admettre que Simon, qui malgré ses indéniables compétences était un homme visiblement ordinaire, puisse renfermer en lui une puissance psychique capable de faire peur à Ira. Malgré sa petite cervelle, elle était de taille à lutter contre le plus puissant des ordinateurs et ses techniques mentales lui conféraient une aisance absolue dans les affrontements cérébraux. Le royaume de la pensée était son paradis et jusqu'alors aucun des interlocuteurs qui avaient jalonné mon long parcours d'enquêteur ne lui avaient offert de résistance.
Aussi, j'étais stupéfait de la voir ainsi peureuse, elle d'ordinaire si sereine et détachée. Elle tendit ses bras grêles vers moi et je la replaçais délicatement contre mon ventre. Elle se blottit et s'endormit tandis que mon rapport s'affichait enfin sur l'écran. Je restais bouche bée devant les quelques mots du rapport. A peine avais-je compris ce qui se passait, qu'une K82 vrombissait au dessus de mon habitacle, toutes sirènes hurlantes. Je sortais de mon véhicule en exhibant ma carte d'enquêteur spécial, les mains au-dessus de la tête, car les gars de la ZUR sont faciles de la gâchette. La caméra vidéo de la K82 fit un gros plan sur mon visage et sur ma carte. J'entendis que mon computer faisait une procédure d'identification. Ca semblait sérieux. La K82 se posa sur le parking et un homme équipé de prothèses de combat s'approcha de moi.
-"Alors vous êtes un agent spé, c'est beaucoup de chance..." -"Ah bon, pourquoi ?" -"Les infos que vous avez demandé au Master sont en zone violette, il est incompréhensible qu'elles soient en votre possession." -"C'est simplement un élément de mon enquête en cours. J'ignorais que ces équations pouvaient avoir la moindre valeur ou même une signification."
Pendant que je disais cela, une LED s'alluma derrière l'oreille de l'homme.
-"J'apprends qu'on vous attend le plus tôt possible au polygone noir du secteur violet", dit-il en examinant son écran de poignet. Mon computer siffla et je lorgnais vers l'écran. -"Bon, désolé pour la fausse alerte" fis-je en remontant dans mon habitacle. -"Hum...", répondit simplement l'homme. Il pianota sur son BC, sans doute pour prendre note de mon immatriculation. Je décollais sans attendre et programmais les coordonnées de vol du secteur violet. Mon VT prit un couloir d'altitude et je me calais dans mon fauteuil pour faire une petite sieste.
Le polygone noir était désert,comme d'habitude. J'empruntais les passerelles du niveau "ciel" pour pouvoir admirer les magnifiques jardins du secteur violet. Des nuages d'oiseaux mouches vrombissaient dans les frondaisons et j'enviais les rares résidants de ce secteur. Après les modalités d'accès, j'entrais dans le saint des saints: la salle de contrôle du Master violet, où se tiennent les seuls humains du polygone. Après d'inutiles présentations protocolaires, l'un d'eux m'entraîna vers un cône de silence et commença d'un air grave.
-"Comprenez vous les équations écrites sur ce document?"
L'homme me tendit une réplique de ma page de bloc. Je secouais la tête en signe de négation
-"Qui est l'auteur de ce travail ?"
Le terme "travail" m'étonna. Je lui racontais les circonstances de la rédaction de ces équations.
-"Ce travail mathématique" reprit-il, "est extraordinaire à bien des égards. Il est totalement nouveau et d'une originalité géniale."
.Ses yeux brillèrent quelques secondes puis comprenant qu'il n'avait pas à me dire tout cela, reprit son attitude dure et militaire. Il pianota quelques touches sur la console murale la plus proche et m'annonça:
-"Simon sera bientôt ici et nous en aurons le coeur net."
Je sentis Ira tressaillir contre mon ventre.
En effet, le Giro des gouvernementaux ne tarda pas à vrombir dans les superstructures. Mon hôte logien m'entraîna dans les "cheminées à vents" qui conduisent sur les toits du polygone noir. Ira, reprenant peu à peu son énergie vitale dans mes réserves personnelles, m'envoyait des messages furtifs et discrets. Elle me renseignait sur l'environnement. Le personnel du polygone semblait cérébralement aussi structuré et glacial que le Master lui-même. Mon hôte, quant à lui était visiblement bien intentionné à mon égard, malgré ses manières cavalières. Il manifestait même une sorte de curiosité pour cette affaire. En arrivant sur la plate-forme, nous vîmes Simon accompagné de deux fonctionnaires fédéraux, qui descendaient la passerelle du Giro. Quelques minutes plus tard, nous étions dans la salle du contrôle et Simon,un peu pâle, scrutait nos visages; inquiet. Ma feuille de bloc glissa d'une main à l'autre pour aboutir devant lui. Il jeta un coup d'oeil puis sourit. Il nous regarda tour à tour, en faisant entendre son bizarre roucoulement, puis s'emparant d'un traceur qu'il avait dans sa poche, écrivît encore quelques équations au bas de la page. Ira prit contact à ce moment.
-"Un être supérieur a fait une empreinte dans son psy. Sa mémoire est saturée et sa structure neuronale, après l'empreinte, a commencé sa destruction."
Je fis la moue, prenant aussi conscience que cette mimique pouvait trahir la présence de ma petite associée.
-"Tu veux dire que quelqu'un a modifié son cerveau et que ses connaissances étonnantes viennent de cette nouvelle structure."
-"Oui !" répondit elle," C'est exactement ce qui s'est passé, mais cette nouvelle structure disparaît rapidement et dans quelques jours il aura retrouvé son ancienne personnalité."
-"Sais-tu qui est responsable de cette reconstruction et d'ou elle a été programmée ?" -"Je dois explorer son esprit avec prudence. Il est télépathe de haut niveau, mais le conflit des deux esprits l'empêche de coordonner efficacement ses pensées. Au vu des traces laissées par la recombinaison neuronale, je dirais qu'il s'agit d'un codage neurocrypteur venu du ciel et qu'il a capté accidentellement au moyen de son télescope."
A ce moment une image mentale me parvint. C'était un crépitement d'étincelles dans le ciel étoilé, puis une autre image s'installa. Une image incompréhensible, à l'envers, sans repères, mais faisant vaguement penser à une scène sociale onirique. Je tournais mon regard vers Simon. Il me regardait avec des yeux pleins de fièvre et son regard glissa sur ma combinaison jusqu'a la petite bosse que formait Ira sous mon aisselle. Je fis un gros effort pour rester totalement impassible et tentais de détourner son regard en posant d'urgence une question "coup de poing".
-"De quel système solaire venez-vous ?"
L'assistance ouvrît de grands yeux. Même des gens comme les logiens, aussi glissant que le diamant, peuvent être surpris. Les yeux de Simon se brouillèrent et il sembla qu'il cherchait la réponse dans le plus lointain secteur de sa mémoire bouleversée. Pendant ce temps, je griffonnais une note que je passais vivement à mon hôte logien. Il lut et tapa quelques codes sur son BC tandis que les diodes de communication camouflées derrière ses oreilles, émettaient des tops. Une console à écran tactile émergea de la table miroir juste devant lui. Des colonnes de chiffres et de symboles se mirent à défiler sur l'écran mural et je portais mon regard sur Simon qui ouvrait enfin la bouche, visiblement décidé à répondre. Ira m'envoya un message flash et un éclair passa en même temps dans les yeux de Simon.
-"Il est en conscience."
Sa voix s'éleva avec des inflexions étranges, mais dans un langage parfaitement compréhensible.
-"Je suis un intégral de ZOR et je demande la sauvegarde de la conscience et de la mémoire."
Les logiens avaient retrouvé leurs moyens et firent une intégration des paramètres de réponse: intonation, spectre vocal, forme linguistique, syntaxe, signaux cérébraux, cartographie, analyses des circuits neuronaux par thermographie, en bref, tout l'attirail du secteur violet, tout le quotidien High Tech des logiens. Ira communiqua aussitôt un résultat, montrant ainsi la supériorité de sa petite cervelle sur les tonnes de matériel du polygone.
-"Il s'agit d'un scientifique résidant sur une planète du système de Castor des Gémeaux. Il a envoyé un neurocodage lumineux dans l'espace pour fuir une répression dont je n'établis pas l'origine. Il veut que la technique terrienne profite de ses connaissances pour sauvegarder sa mémoire et son âme. Il disparaît à présent rapidement des réseaux de Simon et nous avons peu de temps pour faire un DUMP mémoriel." J'avais beaucoup de mal à croire une histoire pareille, mais l'expérience des capacités extraordinaires de ma petite reptilienne me fit oublier mes doutes. Les logiens étaient tous affairés, leurs doigts couraient sur les écrans et les touches. Ils n'échangeaient pas un mot, pas un regard. Cette fantastique aventure ne paraissait pas leur procurer le plus petit frisson. La table miroir était devenue transparente et des infos s'affichaient à une cadence effrénée. J'avais des sueurs froides, car je voyais bien que les logiens ne comprenaient rien à cette affaire et que les précieuses données, contenues dans la mémoire de Simon, allaient leur échapper. La situation était urgente et je ne pouvais pas leur faire part de mes découvertes sans avouer la présence, hautement illicite de Ira. Je les voyais manipuler les maigres renseignements qu'ils possédaient et je ne pouvais pas croire qu'ils en tirent quelque chose d'exploitable. Mais c'était sans compter sur le formidable potentiel de calcul, de sondage, d'examen et de déduction de l'IA des polygones. Le secteur rouge possédait une unité de neurocryptage analytique et plusieurs systèmes experts de décodage. Ils les utilisèrent. Mon hôte logien, qui était la cible d'un bombardement d'informations, lança à mon adresse:
-"Vous n'avez aucune idée du fin mot de l'histoire ?"
Je relevai la tête en arborant mon air bête favori. Il eut un petit sourire mais le réprima aussitôt en comprenant que je mentais. Les logiens reçoivent un entraînement psychique qui leur permet de détecter un menteur à coup sûr. Mais j'avais moi même subit un long entraînement au mensonge, et je ne pouvais croire que j'avais trahi mes pensées. Il semblait évident que le halo élémental produit par Ira autour de moi, avait été reconnu par les logiens sans qu'ils aient pu en déterminer l'origine. Il donna un ordre aux deux hommes qui se tenaient derrière lui et ceux-ci sortirent leurs armes. Ils verrouillèrent leurs solutions de tir sur ma fréquence d'identification et me sommèrent de les suivre. Le logien ne m'adressa plus un regard. Il ne me regarderait plus tant que je n'aurais pas subi avec succès toute la batterie de tests de classe violette. Une fouille en régle serait sûrement mon sort sous peu et la découverte de Ira me coûterait la vie. Ma petite reptilienne est un être mutant produit expérimentalement par les laboratoires de la défense. Le simple fait qu'elle soit en ma possession relève de la Haute Trahison. En quittant la salle de contrôle, dans la demi obscurité, je vis l'installation d'un casque de DUMP sur la tête de Simon. Ils avaient donc compris...
Pendant que nous marchions dans le couloir, Ira procéda à une analyse des schémas psycho-cérébraux de mes gardes. De vils sentiments de frayeur se bousculaient sous mon crâne. Je savais que Ira ne tarderait pas a m'envoyer une "clé psy verbale", l'une de ses spécialités, mais cela ne me rassura pas pour autant. Elle prit momentanément le contrôle de ma voix et je m'entendis prononcer une éructation, à la consonance extraterrestre, à l'adresse de mes bourreaux. Ceux-ci fermèrent les yeux et s'éffondrèrent, foudroyés par un inattendu passage en rythme Alpha. J'allongeais le pas en retournant à la salle de contrôle du polygone, le poing lourdement lesté par le maser que je venais de voler. J'empruntais un couloir lattéral pour gagner une plate-forme surplombant le centre de contrôle. En chemin, sachant que mon évasion était déjà connue et que chacun de mes gestes était épié, enregitré, analysé, je m'arrêtais devant une console murale et introduisais mon transcodeur digitale dans le receptacle. Ce bijou m'avait couté une fortune mais ce jour là il me sauva la vie. La structure du polygone est presque comparable à celle d'un organisme vivant. Il est sensible en chacun de ses points et posséde de nombreux capteurs de toutes sortes qui concentrent en permanence leurs données dans une mémoire centrale exploitée par une IA de trés haut niveau. Un ensemble de co-systèmes experts donne aux batiments des moyens de contrôle quasi infinis. Aprés un bref dialogue à la vitesse de la lumière, je pénétrais le fichier CIRCULATION et aprés débrayage de ma marque de poursuite, je verrouillais le contrôle sur un logien inconnu qui se déplaçait à l'autre bout du polygone. Mais je n'étais pas "tombé de la dernière pluie",il y avait longtemps que je fréquentais les différents polygones et ils n'avaient pas beaucoup de secrets pour moi. La console murale me permit de glisser mon dataphage de survie, un petit programme de ma composition, qui ne tarderait pas à retrouver les fichiers me concernant et à leur faire un triste sort. Tandis que j'introduisais mes différentes "cartes programme" dans le lecteur, Ira procédait à un sondage de l'environnement. La prudence me conseillait de quitter le polygone au plus vite, mais la curiosité me dicta une autre conduite. Je tapais rapidement un rapport pour le service de sécurité, assurant de ma conformité et rétablissais mon autorisation de circuler. Le "grand nettoyage" étant terminé, je retournais dans la salle de contrôle. Ira était silencieuse, c'était mauvais signe. Un cyberseuil m'intercepta et me demanda de fournir mon autorisation pour le port d'un maser. Je rougis de confusion devant ma négligence et je déchargeais mon arme dans la machine avant qu'elle ne gâche tout mon travail. La plaque de protection sauta et le coefficient d'alerte 3 s'alluma. Les idées faisaient la cavalcade dans ma tête, tout allait trop vite. Une infrabasse secoua l'air des couloirs. Je sentis une vibration dans la structure. Il se passait quelque chose, je ne pouvais pas être la cause d'un coefficient 3. Ira prit contact.
-"Allons vite au contrôle,ils ont besoin de nous."
Je restais en position de tir, figé par la stupeur. Je sentis Ira bouger et se glisser jusqu'à mon aisselle. Elle planta ses dents dans ma chair en me délivrant une bouffée d'euphorine qui me fit loucher. Quand ma reptilienne a besoin de sang, c'est qu'elle prévoit une grande dépense d'énergie. Je compris que la situation était grave. Ira m'assista aussitôt. Ces moments où elle s'empare de moi restent un mystère. Sa présence psychique, structurée, organisée à la perfection me plonge dans une sorte d'extase. Je suis, dans ces périodes, capable des plus grandes prouesses intellectuelles et physiques. L'association de nos pensées est une symbiose idéale, tellement idéale qu'elle en est ennivrante.
Je courus à travers les couloirs sans plus me soucier des contrôles. Ira dirigeait mes pas vers le Master. La porte blindée était condamnée par l'alerte. Une rapide directive téléphatique eut raison des capteurs de reconnaisance de l'issue et je m'engouffrais dans la salle. Je ne suis pas prét d'oublier le spectacle qui m'y attendait. Les huit logiens que j'avais quitté quelques minutes plus tôt gisaient sur le sol, les yeux révulsés. Un sondage révéla un EEG général plat. Seul Simon était en vie. Il se trouvait debout, en lévitation au centre de la table de commande et tournait lentement sur lui même. Le casque de DUMP était toujours sur sa tête, mais le cable avait été arraché. Lorsque son visage se tourna dans ma direction, Simon oscilla mollement puis stoppa sa rotation. Une succession de cubes de glace traversèra mon champ de conscience, suivit d'un filet rouge sifflant. Ira amortit l'attaque. Mon coeur battait à tout rompre, mes oreilles bourdonnaient, j'étais déjà mal en point.
-"La dégénérescence de l'intrus l'a mis hors contrôle. Il a presque disparu de la structure de Simon, seule reste sa base primitive."
La situation se conceptualisait sous mes yeux grâce aux modèles psy de Ira. La base primitive de ZOR était effrayante et destructive. Une sorte de clarté bleue brillante la nimbait et des traces mnésiques verdâtre glissaient en tous sens. A ce moment, un groupe d'intervention surgit dans la salle. Ils avaient obtenu une dérogation. Pas un n'eut le temps d'ouvrir le feu. Ils s'écroulèrent tous instantanément sans émettre aucuns cris, pas même un soupir. J'en avais assez vu. Je bondissais vers une console proche et introduisais ma clé prioritaire. Malgré la protection permanente de Ira, je sentais l'infiltration sournoise de ZOR. Je sentais sa pensée qui tentait de forcer les barrages, elle rampait et s'insinuait dans les fissures, cherchant une faille. Ma seule chance d'aboutir était de me concentrer sur mon objectif. Les procédures d'accés et de confirmation se multiplièrent, l'état d'alerte 3 compliquait mon action. ZOR rodait autour de moi, prés à bondir dans la moindre configuration molle. Ira faiblissait, je sentais ses dents dans ma chair, elle buvait mon sang, elle cherchait la force de continuer. Enfin, je trouvais mon autorisation d'accés aux éléments techniques de la salle. Aussitôt, je demandais une mise en fonction du circuit de secours infrarouge du casque de DUMP. ZOR allait disparaître, et il le comprit dans les dernières secondes de sa vie virtuelle. Le Master aspira, presque instantanément, les dernières structures cérébrales de l'extraterrestre. Le DUMP referma le fichier et le confina dans un secteur de haute sécurité pour éviter les mutations destructives. Il ne restait de ZOR qu'un paquet de données compactées sur un DD, prisonnières des meilleurs softs de confinement du monde. Simon s'écroula sur la table de commande et toutes les portes de la salle s'ouvrirent simultanément. Une équipe d'intervention entra par chacune d'elles et une bonne dizaine d'armes me tinrent en respect.
La suite, vous pouvez facilement l'imaginer. Simon fut envoyé aussitôt vers le centre médical du secteur violet où il se rétablit rapidement. Il avait tout oublié de son aventure ou plutôt, il n'avait rien retenu. Une bonne base de sa structure mémorielle avait été atteinte par l'installation de ZOR et le DUMP n'avait pas arrangé les choses. Les tests montrèrent qu'il avait retrouvé 99% de son schéma structural originel. En tout cas, il ne présentait plus de troubles. Ira me confirma un complexe parfaitement équilibré et stable.
Le fichier DUMP se révéla fort instructif,bien que largement incomplet.Une équipe de chercheurs cryptologues du polygone consacra deux années au dépouillement des endogrammes de ZOR. Ils procèdèrent à une remise en forme destinée à la réimplantation dans un androide. L'opération eut lieu trois ans plus tard, d'aprés une fuite des spés, dans la zone la plus secrète du secteur violet. ZOR est donc de nouveau vivant (bien que nous ne soyons pas sûr de sa mort sur zeta des Gémeaux ), selon ses voeux, et l'humanité fait un bond en matière de recherche fondamentale. Mon dataphage avait si bien fait son travail dans les mémoires du secteur violet qu'il fallut plusieurs heures pour confirmer mon identité. On m'interrogea longuement sur ma participation à l'opération, mes multiples accés au système, l'énorme trou dans les données me concernant. Ira resta silencieuse et totalement indétectable. Finalement, mon scénario "bidon" et mon action finale eurent raison de leurs doutes. Ils utilisèrent pourtant toutes leurs techniques d'hypnose et de retournement, mais je crois que ma reptilienne les mena par le bout du nez. J'ai donc repris mon emploi d'enquêteur après une période de quarantaine destinée à confirmer mon intégrité psychique. Je reçus même une distinction pour la qualité de mes services.
Des années après cette aventure, je conserve un doute sur la petite étincelle de ZOR qui reste certainement opérationnelle dans l'esprit de Simon. Je ne souhaite qu'une chose à cet homme, à sa famille et à toute l'humanité, c'est que cette minuscule trace mnésique ne soit jamais révélée.
jle5/91 |
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