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La Quête
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Le soir descendait lentement sur le manoir de Hamberphild et, avec le crépuscule se leva une fraîche brise. Ce fut l'une de ces douces caresses qui en effleurant ses cils, réveilla l'adolescent s'abandonnant depuis quelques heures aux bras de Morphée.
Les murs du manoir devenaient difformes dans la sanglante lumière du soir. Le jeune homme bailla, cligna des yeux et se releva, recevant un trait de lumière en plein front. Lentement il se dirigea vers la porte en jetant un dernier regard embué autour de lui. Si le grenier était la plus grande pièce de la maison, elle était aussi la plus encombrée. Dans cet amoncellement hétéroclite de maintes générations d'objets divers, Simon trouvait toujours matière à rêves et à réflexions. Il passait de nombreuses journées dans cet endroit.
Se retournant pour poursuivre sa route, il donna du pied dans un gros livre qui traînait sur le sol poussiéreux, en plein passage, il avait dû tomber d'une étagère. L'air devenait plus frais, mais Simon prit le temps de l'ouvrir au hasard. C'était un Atlas centenaire ayant sûrement appartenu à l'un de ses ancêtres, tous grands voyageurs.
_" ABYSSINIE " lut Simon à haute voix, tout en détaillant les contours du pays qui s'offrait à son regard.
-"Voilà un pays au nom plein de magie et de mystère, " pensa-t-il et à la vue du tracé sinueux des chaînes de montagnes et des fleuves Simon sentit naître en lui une irrésistible envie d'en savoir plus.
-"Grand-père va m'en parler ce soir."
Il fit claquer le livre en le refermant, propulsant d'un souffle les poussières alentours.
Tandis que l'horloge battait l'heure du repas, Simon, raide et digne, récitait doucement un "Pater". A deux pas de lui son grand-père secoua ses lourdes épaules en achevant sa prière et se laissa choir dans son fauteuil.
-"Allons mon petit, c'est l'heure de reprendre des forces," dit-il d'une voix caverneuse en relevant les yeux vers Simon qui semblait examiner les détails de la voûte. La salle à manger de Hamberphild était un endroit extrêmement curieux et impressionnant. L'histoire familiale disait qu'il s'agissait d'une ancienne cache templières, un haut lieu de philosophie et de secrets. Haute de plafond, dallée d'énormes pierres de granit cru, les murs garnis de tentures féodales complexes, on aurait pu se croire à une autre époque. L'atmosphère y était toujours chaleureuse car Grand-père était un homme admirable, de l'espèce de ceux qui n'ont jamais fini de vous instruire de leur vaste savoir. Simon connaissant l'érudition de son aïlleul, n'hésita pas à lui demander des informations sur la fameuse et féerique Abyssinie qui occupait son esprit. Devant cette surprenante question, Grand-père resta un moment interdit. Puis, comme on pouvait s'y attendre, commença un brillant exposé sur ledit pays. Le vieil homme parla avec flamme et jamais récit ne fut plus magique. Les mots pesaient étrangement, la voix était chaude, profonde. Il parla du désert, de l'effet qu'il a sur les âmes. Il parla de l'eau, de la soif et des états de conscience que l'on atteint dans des endroits hors du temps comme celui la. Les yeux grands ouverts, Simon pouvait imaginer ces espaces déserts, absolument stériles, vierges de vie, arides, lunaires, royaume du minéral. Et la voix de Grand-père se faisait pressante, continuait sa mélopée, traçant des images merveilleuses et faisant grandir encore la curiosité de l'adolescent. C'est pourquoi, lorsque le vieillard eut conclu sur une phrase d'auteur, comme il le faisait souvent, Simon resta sur sa faim pour la première fois. Vraiment grand-père connaissait très bien cette contrée et semblait beaucoup l'aimer. Pourtant lorsqu'il lui demanda s'il y avait vécu, le vieillard répondit un peu brutalement par la négative, ajoutant même qu'il n'y avait jamais mis les pieds. Une réaction par trop excessive qui intrigua Simon.
La nuit suivante ne fut que fantasmes de pierre et de sel. Dés le matin, il se mit à la recherche d'une documentation sérieuse dans la bibliothèque de la ville voisine. Ayant ramené chez lui plusieurs ouvrages d'emprunt, son travail commença par un classement, puis par une lecture attentive qui le mena jusqu'à la nuit. Alors, lorsque la lumière fut trop faible pour lire, il rejoignit son Grand-père et garda le silence toute la soirée.
Devant lui s'étendait la plaine immense à puiser les yeux, nue, glissante.
-"Le ciel y est d'un bleu irréel, surnaturel. Il y flotte un astre à la lueur accablante. Rien ne bouge, rien... et depuis des siècles. Ce paysage est immuable. Dieu n'a jamais reconnu cet endroit, seul le Diable peut en être l'auteur. Et comme beaucoup d'oeuvres du Diable, elle est belle. D'une trompeuse mais séduisante beauté. "
Les images s'entrechoquaient
Il sentait l'influence des images. Ses yeux roulaient dans tous les sens et ses mains se tordaient nerveusement sous la table. Un malaise, un cauchemar éveillé. Un trouble, une pâle froideur qui s'installe dans la tête et les membres, une mauvaise sueur grasse et glacée. Grand-père, songeur, scrutait son visage à la recherche d'un signe. La nuit suivante, Simon ne trouva pas le sommeil. Son esprit prisonnier hurlait dans les échos infinis. La chambre était suffocante, étouffante. Il alluma les lampes et resta perdu au milieu du désert lumineux, dans le tourbillon. Sa langue était moite, épaisse et pleine de bile. Des images troubles, mobiles, sans signification, volaient devant ses yeux aveuglés par le délire. Il se sentait perdre pied lentement comme si la mort l'emportait. Confus, un visage apparut au dessus de lui, l'appelant d'un autre monde, comme un imperceptible murmure. Alors la fatigue tomba sur lui avec le poids d'une cascade. Il s'effondra.
Le jour mit fin à la douleur et le ramena à la vie. Grand-père dormait dans un fauteuil proche, enveloppé dans une couverture . Courbatu, épuisé, Simon s'assit sur le bord du lit, croisant du regard le reflet d'une aiguille. Morphine. Il respira profondément en rassemblant ses idées. L'air était frais dans la chambre encore pleine des odeurs du sommeil. Le soleil chauffait les volets. Il resta immobile, peureux de déranger un aussi respectable silence et soucieux de savourer le matin. Il écoutait sa respiration et celle, plus profonde de Grand-père en se remémorant son malaise de la veille. Mais la journée s'annonçait si belle qu'elle effaça son inquiétude. Puis il réveilla doucement le vieil homme et sa voix sortit claire, à son grand étonnement, lorsqu'il dit:
-"Prête moi de l'argent..."
Le vieillard, encore engourdi, ouvrit des yeux interrogateurs puis sourit. Simon ne s'étonna pas d'une pareille compréhension. Grand-père avait toujours été son meilleur allier. Le soir même, Simon bouclait ses valises pour le grand voyage. Grand-père veillait aux mille détails de l'opération avec l'expérience d'un Globe-trotter et envoya tôt son petit fils au lit. Délivré du sortilège, Simon s'effondra dans un sommeil réparateur pour ne revenir au monde qu'a la demande du réveille-matin. L'avion ne partait qu'à dix heures, ce qui lui laissait le temps de faire face aux derniers préparatifs. Ils firent la route jusqu'à l'aéroport en discutant des découvertes indispensables en Ethiopie et, comme prévu, l'avion décolla à l'heure.
Grand-père attendit de ne plus le voir pour prendre le chemin du retour. Comme cette maison semblait vide à présent. Le vieil homme resta un moment attentif au silence, puis monta paisiblement l'escalier de pierre jusqu'à sa chambre. Il s'assit dans un grand fauteuil de cuir et tira sur la chaîne d'or qui ornait son cou. Un médaillon apparut. De l'ongle, il actionna un poussoir, libérant un ressort, soulevant une moitié du médaillon . Ses gros doigts maladroits s'y glissèrent et en ressortirent, pinçant une duveteuse plume blanche.
8 avril. 22h30.
La piste est luisante de pluie et du fond d'un hangar lointain montait le rugissement d'un réacteur. Simon avait les yeux humides d'un demi-sommeil et contemplait ADDIS ABEBA les paupières mi-closes. Il descendit gauchement la passerelle jusqu'au sol, semblant prendre pied sur un terrain mouvant. -"Ca n'a rien d'exaltant à première vue," pensa t'il. Mais il savait que c'était derrière ces murs que se cachait ce qu'il voulait connaître et dont il ne savait pas encore le nom. Taxi. Premiers regards sur la capitale très occidentalisée. Hôtel de nuit un peu borgne, sur les conseils du chauffeur. Simon semblait vivre dans un rêve. Engourdi, le regard voilé. Le voilà sur un lit, cherchant de toutes ses forces la raison de ce voyage absurde. Insensible, il sombra malgré lui en plein orage.
9 avril 8h32
Le soleil poussait les volets de la chambre quand il s'éveilla. Revenant à lui du fond des âges, du fond d'un demi-coma, il regarda le mobilier qui l'entourait.
-"Mal de tête, tu ne tiens plus debout, reprends toi, fais un effort.". Il pensa au but obscur qui l'attendait quelque part dans le désert et à la folie qui avait pris possession de lui. Il pensa à cette fièvre inexplicable qui le tenait, tout en observant les tranches de lumière qui descendaient des fenêtres comme des lames de feu. Le soleil montait par dessus les toits. Au dehors, la vie et la rumeur enflaient entre les façades comme une marmite qui bouillonne, s'insinuant dans les étages, transportant les odeurs et les bruits...
Simon sauta hors de son lit en s'accablant de reproches. Etait-il venu jusqu'ici pour paresser sur un lit d'hôtel ?
Son élan fut suspendu lorsqu'il vit un dépliant de voyage largement ouvert sur la table de la chambre. Il s'approcha en fermant son pantalon. C'était un vieil itinéraire touristique fripé et jauni. Il portait des mentions à l'encre noire et des petits dessins bizarres, sans doute des repères. Un tracé en rouge, un peu délavé, traversait le désert de sel jusqu'à une croix épaisse tracée à la main sur une petite agglomération dont le nom était invisible. Après un examen plus précis il s'aperçut que le nom en question avait été gratté.
-"Serais ce une piste?" -"Qui cherche à m'aider ?" -" D'où vient cette carte ?"
Simon prit le document et le souleva jusqu'à ses yeux, dans la lumière. Il portait d'un coté des traces de brûlures et des auréoles de fumée sur les faces qui faisaient office de couvertures.
-"Que peut bien vouloir dire ce papier ? Dois-je me rendre dans ce village anonyme ? Tout cela est organisé, on me pilote depuis le départ."
Il arpentait la chambre, de mauvaise humeur. Il y avait un mystère dans cette histoire, un secret obsédant et malsain qui poussait Simon vers un but inconnu. La coïncidence était vraiment trop belle. Cet itinéraire fléché abandonné comme par hasard, cet Atlas bien placé, là où il n'avait jamais été. Une sonnerie de téléphone secoua le silence de la chambre et interrompit ses réflexions. Qui pouvait donc l'appeler ici ? Il bondit sur le récepteur et le colla fébrilement à son oreille:
-"Il est 11 heures monsieur et la femme de chambre va passer."
Il raccrocha lentement puis s'assit sur le bord de son lit, tentant d'analyser objectivement la situation.
-"Je ressens la présence du marionnettiste qui tire les ficelles. Il envahit mes actes et mes pensées et me force à lui obéir. Il faut que je parte vers le désert au plus vite. Il faut que je saches. Je dois obéir, je n'ai, pour le moment, pas le choix. Ses bagages n'avaient pas encore été défaits et s'adossaient au mur de la chambre. Il fit une toilette brève et descendit prendre un petit déjeuner.
-"Je vais adopter une nouvelle stratégie et me faire l'auditeur docile de cette obscure influence. Nous verrons bien ou tout cela nous mène."
Le soir même, il partait dans un autocar de touristes. Simon n'avait pas le naturel d'un aventurier, mais la curiosité et la douleur faisaient le reste. Ils passèrent les montagnes arides du plateau éthiopien et gagnèrent la plaine du nord. Ils roulèrent ainsi toute une nuit suivant le mystérieux itinéraire, vers la croix rouge de la carte.
Le lendemain dans un hôtel aux portes du désert.
Après une visite rapide de son sac de voyage, Il sortit en emportant la carte. L'air était déjà lourd de chaleur.
-"Voyons un peu dans quelle direction vont mes pas."
Il ouvrit la carte et suivit la route du bout du doigt jusqu'à la croix rouge. Seule au milieu du désert blanc. Elle était toute proche, à peine à une demi-journée de voiture.
-"J'y passerai quelques jours pour prendre contact avec le pays et peut-être découvrir de quoi il en retourne."
Tout en détaillant son itinéraire, il marchait d'un bon pas, l'esprit léger, s'arrêtant pour assister aux divers spectacles de la rue, cherchant au hasard d'autres signes lui étant destinés. Quelques véhicules à bras passaient au milieu des badeaus vivement colorés. Des hommes longs et indolents marchaient lentement à l'ombre des façades. Soudain ses yeux se posèrent sur un objet brillant qui traînait sur le sol. Il se pencha, le ramassa et l'examina en se relevant lentement. C'était un médaillon assez peu esthétique, mais d'une indéniable originalité. Ses deux cotés étaient parfaitement lisses, aussi polis qu'un miroir. De forme légèrement elliptique, sa courbe très fine n'était pourvue que d'un oeillet formant un superbe mécanisme de serrure.
-"Drôle de bijou dans un bled pareil .C'est sûrement un touriste qui l'a perdu." Il fit le geste de le mettre dans sa poche.
-"NON !!!!"
Sa propre voix venait de lui intimer un ordre formel. Son coeur se mit à battre plus fort. Il regarda le médaillon dans sa main avec surprise, se demandant s'il constituait un maillon de l'énigme. Autour de son cou, il portait une chaîne d'argent qu'il tenait de son grand-père, la faisant surgir de sa chemise, Il y fixa le médaillon et le glissa contre sa poitrine. Cette fois rien ne vint troubler la manoeuvre. La fraîcheur du médaillon l'investit d'un nouveau bien-être. Il décida de le garder, pensant qu'il constituait un nouvel indice dans sa quête inconnue.
Simon se mit à la recherche d'un transport pour le désert. Les véhicules à moteur n'étaient pas nombreux dans les rues de la petite ville et Simon, malgré de louables efforts, n'en trouva un que dans l'après-midi. Le chauffeur répondait au nom de Kachnat. Simon l'avait remarqué plusieurs fois dans le quartier car ce curieux personnage portait une longue barbe rousse cerclant un visage grêlé de taches de rousseur, ce qui était rare dans ce pays. Simon se cala sur le siège du camion et ils démarrèrent en trombe avec toutefois quelques hoquets. Simon se tourna vers son pilote dans l'espoir d'entamer une conversation, mais celui-ci fixait la route sablonneuse sans desserrer les dents. Il semblait de mauvaise humeur et de plus très méfiant. Le camion rebondissait sur les chaos au milieu d'un nuage de poussière. A droite et à gauche s'étendait le désert à perte de vue. En vague immobile comme un océan figé. Dans le ciel, un grand rapace tournait en larges spirales, semblant glisser dans une plénitude absolue. Ce paysage échappait encore totalement à Simon. Il lui semblait impossible. Tout y était tellement étranger au monde qu'il connaissait . Il se sentait comme un intrus, indésirable. Il scrutait le décors qui se déroulait de chaque coté de la route sans rien y découvrir, comme si son oeil était, ici, aveugle.
Le capot mangé de rouille, engloutissait mètre après mètre la route défoncée et pourtant le décors restait immobile. Aucun point de repère, si ce n'est le soleil, la lune, les étoiles. Toutes ces choses que nous avons oubliées dans notre course pour échapper à notre condition d'homme. L'air était lourd et sec. Kachnat avait de grosses gouttes de sueur sur le nez et il sortait régulièrement de sous son siège une gourde d'acier dont il buvait goulûment le contenu.
-"En voilà un qui n'aime pas beaucoup la chaleur," pensa Simon avec suspicion.
Qu'est-ce qui l'attendait au bout de cette route ? Qu'est-ce qui se cachait dans ce paysage désolé?
Une puissance supérieure ou un fantasme l'avait emmené jusqu'ici. Il prenait conscience de la folie de son aventure mais sa conviction était trop forte pour le laisser douter. Sa marche vers l'inconnu avait bien un but.
Vers cinq heures, ils se séparèrent sans se serrer la main. Le camion s'éloigna longtemps, tout petit, ridicule dans la sur dimension du décors. Simon se mit en marche vers l'Est.
C'était un amoncellement de cubes pareils à des maisons troglodytes, mais loin de toutes montagnes. L'oeil des fenêtres fixaient le sud, morne. Il s'élevait dans le désert comme un récif unique et solitaire, dernier refuge de la vie dans un océan de mort et de sable. Semblable à un bateau au milieu des arides vagues ennemies. Son ombre, doucement, s'allongeait sur les remous. Ceux qui vivaient là étaient tout le jour invisibles, mais avec la tombée du jour, ils remontaient de l'antre de leur nef pour respirer ce qui restait de lumière. Leurs longs corps se profilaient, filiformes sur les murs, fondus au désert.
Simon reprit sa marche.
-"Quelle sensation bizarre, il y a ici une paix et une sagesse qui sont depuis longtemps oubliées dans le monde occidental et en même temps une inquiétude et une sauvagerie sans égale."
Il releva les yeux vers l'Ouest, les gardant mi-clos pour admirer le coucher du soleil.
-"Ils sont adaptés au pire."
L'astre du jour était immense, ovale, avec des brumes bleues. Le désert entier se taisait devant son souverain. Devant celui qui faisait et défaisait les vies. Simon aussi se taisait. Son barda sur les pieds et les mains dans les poches, il se laissait envahir de lumière. Il attendit, oubliant tout. Le soleil disparut comme une flamme qu'on souffle et le bloc de la nuit s'effondra, glacé. Il descendit sur ses épaules comme un froid linceul, glissant dans sa chemise . Simon frissonna et s'arracha à l'étreinte du sable. Il se retourna vers le village et ramassa son sac. La nuit était déjà noire et l'on distinguait à peine le contour des murs. Simon sortit de sa poche un paquet de cigarettes qu'il avait acheté à sa dernière étape. Dans l'éclair de la flamme quelques gerboises fuirent.
-"Le peuple du désert est déjà en vadrouille, il faut que je trouve un refuge pour la nuit."
Sa main se porta vers la machette qu'il portait en bandoulière. Déjà, autour de lui le manteau sombre se resserrait et il transpirait les bruits de milliers de coeurs.
-"Je ne trouverai plus le village, dans quelques minutes le noir sera complet."
Il sortit de son sac une cartouche de gaz et son brûleur dont il enfonça la base dans le sable. L'ayant enflammé il s'étendit dans sa couverture de survie avec l'espoir de tenir jusqu'au matin. Autour de lui, par delà le silence, il entendait le peuple du sable qui faisait sa sarabande de vie et de mort. Il avait confiance en la force qui le poussait et qui ne pouvait plus l'abandonner. Il s'endormit.
Quelque chose tira le garçon du sommeil. Depuis les cinq derniers jours, il vivait dans un demi rêve et dormait plus que d'ordinaire. Mais ce matin, une énergie nouvelle avait pris possession de lui.
-" Les nuits à la belle étoile te réussissent."
Il fit jouer ses bras et ses épaules, puis il roula son sac en jetant un coup d'oeil aux alentours . Surpris, il fit plusieurs tours sur lui même, mit les mains en visière, scruta minutieusement le secteur. Le village était invisible. Encore un mauvais tour, une hallucination.
-"Gardons notre calme."
A ce moment, le soleil apparut sur l'horizon, un mince trait de lumière aveuglante. Dans la lumière rasante, les maisons jaillirent du sable. Simon resta un moment pensif, cherchant a s'expliquer le phénomène dont il venait d'être le témoin. Mais tout cela n'avait pas vraiment d'importance après toutes les choses qui s'étaient passées depuis quelques jours. Il jeta son sac sur son épaule et se lança à la poursuite de la cité fantôme. Il se demandait si elle allait de nouveau disparaître ou lui jouer un nouveau tour, fondre ou bien s'envoler. Son pas allait de plus en plus vite, franchissant les crêtes d'un bond en faisant voler le sable dans les rayons du soleil matinal.
Après une demi-heure de marche, il entra dans la cité. Les rues étaient vides. Tout était propre et net comme un décor de cinéma. Il fit plusieurs fois le tour des divers quartiers sans rencontrer âme qui vive. Finalement il se résigna à attendre le réveil de ces hôtes peu matinaux et s'assit au milieu d'une place sur une pierre de chantier. Le décors était silencieux, il n'y avait pas un souffle d'air. Il tendit l'oreille pour détecter un signe de vie et soudain des pas résonnèrent dans le silence.
Des pas rapides venaient dans sa direction. Ils se faisaient de plus en plus proches. Une progression décidée agressive, qui se multipliait en échos entre les façades. Simon balaya les environs du regard, tournoyant sur ses talons. Il sentait un affolement ridicule le gagner. Les pas cessèrent brutalement. Il resta attentif.
Le silence.
Il se laissa tomber sur la pierre avec soulagement et lassitude et prit sa tête entre ses mains.
-"Bienvenue Simon !".
Il avait sursauté. L'homme était devant lui, à quelques pas. Il portait une chemise fine et un short large. Les pieds nus, la tignasse aux quatre vents, il regardait Simon d'un air grave en faisant plisser ses yeux d'une singulière façon. Il détaillait effrontément le nouveau venu. Pendant une bonne minute, ils restèrent ainsi, à s'entre-regarder. Puis prenant les devants, l'étranger tendit sa main ouverte en signe de paix et d'amitié. Simon la prit en se levant. L'étranger était plus grand que lui et plus fort aussi.
-"Viens chez moi, nous pourrons parler," lui dit il.
Sans attendre une réponse, il tourna les talons et Simon lui emboîta le pas.
-" Parler de quoi ?"
Ils marchèrent dans les rues en silence, traversant de nombreux carrefours et un labyrinthe de rues. Simon n'avait pas imaginé la cité aussi grande. Finalement il entrèrent dans une grande bâtisse blanche, parfaitement anonyme. Ils traversèrent une série de pièces à l'aménagement pour le moins inhabituel. Elles étaient le parcours de tous les sentiments, de toutes les émotions, de tous les mots et de tous les concepts. Un sentier de cinq pieds de large permettait le passage au milieu d'un fouillis incroyable d'ordonnance et de beauté. Des meubles, des caisses, des pianos, des tableaux, un dépotoir d'une incroyable densité, mais qui, dans son excentricité de forme et de style donnait l'impression d'une rigoureuse homogénéité. Des rangées de livres formaient des cloisons sur les cotés du passage. Sur les murs lointains, des peintures, des tapisseries, et autres draperies formaient un étrange ciel pastel sur une incroyable plaine imaginaire. Simon prit conscience que progressivement le décor évoluait. Des meubles de toutes tailles, amalgamés en complexe géométrique montaient comme des pics jusqu'au plafond.
D'évidence, tout semblait disposé de manière à former un paysage. Ils gravirent ensemble des escaliers aux marches de marbre, traversèrent des déserts de littérature et des océans de personnages aux gestes figés. Au terme de ce voyage, l'étranger fit asseoir Simon dans un grand fauteuil et prit place en face de lui. Pendant un long moment ils restèrent face à face, yeux dans les yeux. Puis, sans que Simon s'en rende vraiment compte, une bulle remonta du fond de ses souvenirs pour emplir tout son corps. Il vogua longtemps dans une demi conscience agréable et se mit à marcher dans le chemin de livres. Il avançait lentement, les yeux dans le vague. Ses mains palpaient les livres, guidées par un magnétisme inconnu. Ses doigts mobiles glissaient sur les tranches comme les palpes sensibles d'un insecte. Ils volaient d'un ouvrage à l'autre avec impatience, dans un but obscur. Simon se laissait porter par le flux, sans chercher à se retenir. Tout à coup, ses doigts se refermèrent mécaniquement et du rayon jaillit un large dossier minutieusement fermé par une serrure dorée. D'une chiquenaude il libéra la fermeture et des centaines de feuilles volèrent à travers le ciel. Elles glissèrent en volutes au-dessus des champs, des bois et des montagnes. Simon avait la tête levée vers le plafond et, au milieu des dizaines de pages blanches qui fendaient l'air, semblait fixer quelque chose. Là-haut, avec la douceur d'un soupir, une légère plume blanche semblait flotter. Son délicat duvet s'offrant au moindre souffle, elle était comme figée dans la vibration du cosmos. Simon, dur comme un arbre, avait quitté momentanément notre monde pour finir un travail depuis longtemps commencé. Il revenait sur les lieux ou quarante ans plus tôt un homme de son sang avait échoué, remettant dans ses mains le devoir de briser le sortilège de KOAGARD, la cité des démons et de la renaissance.
Depuis quelques heures, la pièce était plongée dans l'obscurité et le silence du sommeil. Seuls quelques craquements de charpente surgissaient des greniers pour se perdre dans la nuit. Dans les ténèbres s'élevait le ronflement léger et sifflant de Grand-père, feutré comme un battement d'ailes. Il était long, régulier, calme. Une respiration paisible. Un imperceptible écho traversa la pièce et vint s'unir au murmure. Grand-père ouvrit presque instantanément les yeux. Il scruta les ténèbres, vaguement inquiet, tendant l'oreille au moindre indice. Il savait "qui" viendrait tôt ou tard le surprendre dans son sommeil. C'est pourquoi il ne fut pas étonné d'entendre une voix familière se glisser dans son oreille et lui dire:
-"Un humain est entré dans l'équasphère du Krolmak par la voie Ethiopienne, celle que tu créas."
-"C'est mon petit fils, Simon." répondit Grand-père.
-"Que sait-il de l'histoire de KOAGARD?"
-"Rien, il ne sait rien. il est pur. Il aura besoin de toi"
-"Adieu ami."
-"Adieu..."
Les ressorts du fauteuil craquèrent sous leur brusque libération. Grand-père sourit.
-"Bien Simon, très bien..."
Les fronts barrés de lanières de cuir, dans le souffle chaud des flambeaux, les pieds des géants couverts de sueur et de sang martelaient les dalles de pierre. Pareil à un énorme coeur, poussant et pulsant puissamment le fluide vital, les hommes scandaient le chant de guerre. La fièvre montait dans la douleur et les gémissements se perdaient dans la moiteur des fumées. Les soupirs de la foule faisaient comme une mer. Le chant s'éveilla mollement et prit de la vigueur. Dans un mouvement de vague, les corps marquèrent les flux et reflux de la complainte millénaire. La rumeur flotta dans les vapeurs, étendant ses tentacules vers les murs du temple et couvrant le ciel d'un voile de nuit.
Les tambours roulèrent et ricochèrent sous les hautes voûtes. Le chant dansa avec les flammes des flambeaux. Le vent siffla avec rage sous la lourde porte du temple tandis que la grande voix du peuple guerrier enfla et monta entre les murailles cyclopéennes. Seule, une femme s'avança vers la troupe délirante. Elle portait une longue robe faite de milliers de fins voiles multicolores et ses cheveux étaient mêlés à cette corolle évanescente. Elle s'avança lentement, le visage grave, les yeux flamboyants, illuminant son visage d'une lueur bleutée. Les hommes se turent et la regardèrent, le souffle court. Ils attendirent. Le silence retomba sur l'assistance en même temps qu'un voile de fumée. Alors la femme leva les bras, jetant l'assemblée face contre terre. Elle rassembla ses forces. On sentit son corps se tendre comme un arc sous la robe nébuleuse. La salle était envahie d'une clarté bleue, d'une chaleur suffocante et d'un silence à se croire sourd. La femme entrouvrit les lèvres mais celles ci ne bougèrent pas lorsqu'elle dit d'une voix brûlante:
-"Peuple de KOAGARD, cessez vos combats. Aujourd'hui un mortel a pris place dans notre monde. Il est Simon, le descendant attendu par nos pères. Il est le descendant de ZAOURA et il vient parmi nous avec ses armes et sa magie pour combattre KROLMAK et lui reprendre notre bien et notre avenir. Cherchez Simon à travers le pays, ramenez le ici afin qu'il reçoive les dons."
Les géants relevèrent la tête pour apercevoir la magicienne disparaissant dans son antre comme un fantôme.
"Salut Simon, la déesse est impatiente de te voir."
Simon était pétrifié à la vue des géants qui faisaient cercle autour de lui. Il roulait des yeux affolés en direction d'une possible fuite. Comme rien ne semblait réalisable et que ses chances d'échapper aux géants étaient nulles, il décida de les suivre. Ceux ci ne paraissaient pas avoir de mauvaises intentions à son égard et gardaient des distances respectables. Le groupe se mit en marche dans les immenses rues de la ville. Simon évalua leur largeur à au moins 80 mètres. Des dalles de pierres énormes résonnaient sous leurs pas. Le ciel était sombre et un orage menaçait en altitude. Les géants étaient sur le "qui vive" et observaient les façades sombres. Ils échangeaient des trilles sifflantes en le désignant du nez. Les bâtiments qui s'alignaient de part et d'autre des rues étaient singuliers. Malgré une évidente science de l'architecture et de la sculpture, ils semblaient tous gauches et bizarres. Cette impression était en grande partie due au fait qu'aucune issue n'était visibles, ils étaient tous aveugles. Ceci le surpris d'autant plus qu'au terme de leur marche, ils pénétrèrent dans l'unique bâtisse possédant une entrée. C'était une sorte de temple de facture grossière dont les finitions contrastait singulièrement avec les autres bâtisses. Cette anomalie ne le tracassa pas longtemps au contact de l'atmosphère lourde et enfumée du temple. Du fond de son antre, la magicienne l'appela d'un murmure qui résonna comme un cri.
-"Simon..."
Il marcha vers l'obscurité, s'y engouffra, les yeux grands ouverts sur le néant, il n'était même plus sûr d'avancer, ni même d'exister. Un visage apparu dans la lumière bleuté et une voix parla dans sa tête.
-"Simon..."
-"Oui."
-"Te souviens tu de ta quête ?"
-"Non, si j'en eu une jadis, elle est oubliée."
-"Tu es pourtant le défenseur de notre cité et de notre liberté. Un sortilège pèse sur nos vies depuis notre création dans la matrice originelle. Nous sommes venus au monde sous de mauvais hospices. Moi, la fille de la grande montagne bleue et du signe, je sais, les oracles le confirment que tu nous sauveras de cette malédiction. Seule ta magie en est capable. Tu nous délivreras de KROLMAK le démon et tu ouvriras le sanctuaire qui garde notre bonheur prisonnier. Mon peuple sera alors libre et fécond et le ciel retrouvera le pourpre des origines."
-"Qui est Krolmak ?"
-"C'est un démon très puissant et ancien. Il garde l'accès à son sanctuaire au centre de la ville. Il a déjà tué des milliers de nos guerriers car il est plus fort que les marées de SOMORK et ne craint même pas le temps."
-"Pourquoi le combattez vous ?"
-"Tu as donc tout oublié de notre pacte et de nos convenances. Il est la clé de la malédiction. Tu nous libéreras en le tuant et en ouvrant son sanctuaire aux vents de mes magiciens et à la flamme sacrée du sabre...
nous voulons vivre libre et heureux, avons nous tort ?"
Simon sentit que la magicienne perdait patience et il prit peur. Il comprit qu'elle le prenait pour Zaoura sous une autre apparence.
-"Non", répondit il dans un souffle.
-"Alors reçoit la force du sabre."
Une lame métallique se colla contre sa joue. Il la sentit large et épaisse; son contact le fit frissonner. Il était sous la mer, dans la vase. Il sombrait dans un linceul glacé. La lumière était loin au dessus de lui, inaccessible. La magicienne était devant lui.
-"A présent va et soit victorieux."
Simon se retrouva face à l'obscurité et comme mu par une force invisible revint dans le temple où les géants l'attendaient. Ils sortirent sous la pluie et marchèrent droit devant eux, vers le sanctuaire.
Le sanctuaire était là, immense. Plus haut que les Andes, aussi large que l'horizon. Le bout du monde, une muraille infranchissable, incontournable. Le mur, dentelle de milliers de bas reliefs, disparaissait dans le ciel nocturne. De grands vols d'oiseaux multicolores entraient et sortaient de vastes enclaves sombres perdues dans l'enchevêtrement des lianes de pierre. Simon observa les environs minutieusement, à la recherche du gardien .L'endroit était désert. Pas l'ombre d'une âme. Simon longea la muraille en quête d'une entrée. Les recoins étaient nombreux, mais aucune issue n'était visible, comme pour tous les autres bâtiments de la ville. Un chuintement lui fit tourner la tête. Devant lui, à une distance respectable se dressait KROLMAK dans son étincelante cuirasse. Une courte pause immobilisa la scène.
Simon ressentit alors, plus qu'il ne l'entendit, une voix chuchotante.
-"N'ai pas peur, je connais le moyen de le vaincre."
Simon sentit qu'il cédait à la panique. La télépathie était encore une expérience trop nouvelle pour lui et de plus penser à vaincre un guerrier de vingt cinq mètres de haut lui paraissait pure folie. Krolmak était immobile et semblait examiner le nouveau venu. Simon aussi observait son adversaire en réfléchissant intensément à l'issue probable d'un combat. Le gardien s'avança d'un pas vers lui. Il ne portait aucune arme visible, seule son armure lui conférait un aspect guerrier.
-"Je vais mourir." ,pensa Simon
Il plia les genoux au premier assaut. Un raz de marée, un flot invisible et compact le percuta de plein fouet et l'envoya mordre la poussière. Il se releva, l'âme vaincu et un goût de sang dans la bouche.
-"Utilise toute son énergie avant qu'il ne t'achève. Absorbe le. Pense au vide. Pense au cosmos, deviens le cosmos..."
Simon saignait du nez et il secoua la tête, tentant de se débarrasser de cette voix importune et stupide. Un seconde vague le souleva très haut dans les airs.
-"Le cosmos..."
Quelque chose se libéra en lui. Quelque chose se déchira sous la poussée de l'urgence. La vague brûlante le pénétra et disparut. Il devint gouffre. Il ouvrit son âme, comme une bouche pour happer l'oxygène ou l'eau. Il devint une crevasse béante dans l'espace-temps dans laquelle le géant perdit pied et tomba, happé par le vide.
Simon se rétablit pour se recevoir tant bien que mal et toucha le sol en même temps que le gardien foudroyé. La masse de métal s'écroula dans un assourdissant fracas. Simon reprit ses esprits, tout étonna‚ du résultat de sa pirouette psychique.
-"Qui es tu, toi qui parles pour ma sauvegarde ?"
La voix ne répondit pas.
-"Qui es tu ?" , insista le jeune homme.
-"Je suis ton ami", répondit la voix après un silence," ton ami depuis le début des temps."
Simon fit face à la muraille. Des milliers de personnages escarpaient ce fronton, semblant vouloir s'arracher à la pierre maternelle. Des formes d'une extraordinaire complexité saillaient des ombres comme de monstrueuses épines.
-"L'entrée est peut-être au sommet."
Il chercha longuement dans les hauteurs inaccessibles puis, résigné, baissa les yeux...
Juste en face de lui, dans l'impénétrable bâtisse, une porte venait de paraître. Un couloir la prolongeait et s'enfonçait dans l'obscurité. Simon s'y engagea sans plus réfléchir et disparut.
L'obscurité était complète mais à peine eut il l'idée de sortir son briquet qu'un voile de lumière nimba le couloir. Celui-ci était cylindrique. L'air sentait bon et un léger courant d'air circulait. Simon sortit ses chaussures, pensant être ainsi plus rapide dans la fuite ou dans l'esquive. Il avançait à petits pas lents et mesurés sur le sol brillant à la couleur indéfinissable dans cette clarté surnaturelle. A chaque pas il avait la sensation que le sol se réchauffait. Il s'arrêta, scrutant le couloir dont les dimensions lui semblaient mouvantes. Celui-ci s'élargissait et s'enfonçait dans l'inconnu.
La chaleur augmentait, il la sentait nettement à présent.
-"Une source de chaleur est en mouvement vers moi..."
Dans une parfaite harmonie la lumière augmenta, tandis que le plafond et les murs s'échappaient mollement de toute part. Dans le fond de l'immense bulle qui se formait, s'ouvrit un trou circulaire. Il fit apparaître celle qui venait à la rencontre de Simon. C'était une géante, à peu prés de la taille de ceux qu'il avait rencontré en arrivant à KOAGARD. Elle s'approcha à grands pas souples et majestueux, contemplant le jeune homme de toute sa hauteur. Elle était merveilleusement belle. Chacun de ses traits étaient une perfection et il sembla à Simon que ceux-ci changeaient lentement pour devenir toujours plus beaux, la beauté pure. Elle était nue et parfaite, comme le sont les arbres ou les montagnes. Ce genre d'apparition qui ne peut vivre que dans le monde des rêves et, depuis quelques jours, Simon avait la sensation d'y évoluer continuellement. Les yeux de la géante, d'une tranquille assurance océane détaillaient le jeune homme sans trahir le moindre sentiment. En une seconde, sa taille diminua jusqu'à celle de Simon. Celui ci était partagé entre la peur et l'émerveillement. Il regardait de tout ses yeux cette femme surgie du néant qui incarnait si bien son absolu de beauté. Ses pensées se perdaient dans des conjectures à la hauteur de la situation. Il compris que le souvenir de cette femme d'un autre monde serait un souvenir destructeur. Comment pourrait'il jamais aimer quelqu'un d'autre ?. Il comprit que l'ennemi qu'il était venu combattre ne pouvait être cette femme à la si précieuse perfection. Simon détourna les yeux pour échapper aux sentiments contradictoires qui se croisaient dans son ventre. Il ne pouvait plus rien imaginer ou déduire. Il était vide, rien n'avait de sens. Il voulut parler pour libérer sa conscience, ou avoir un indice mais avant qu'il ait formulé le premier mot, la femme lui dit d'une voix de vent.
-"Tu es venu vers moi avec une grande force et une volonté surprenante, que me veux tu ?"
Il oublia sa peur.
-"Je ne sais plus au juste, il doit y avoir une erreur." répondit Simon, "Ceux du dehors, les géants, m'ont demandé de tuer un démon qui vit ici et qui les tient sous emprise.".
Simon avait le souffle court.
-"Il n'y a aucun démon ici, il n'y a que la mère."
-"La mère...",répéta-t-il mollement."
-"Pourquoi m'ont ils parlé de ce démon, pourquoi suis-je ici ?"
-"Ils sont jeunes et superstitieux, ils ne comprennent pas encore le sens des choses. Un jour, ils sauront d'où ils viennent et pourquoi ils sont là."
-"Vous connaissez donc le secret de leur origine." questionna Simon, surpris de sa propre audace.
-"Je suis la mère et le centre des univers."
Un silence marqua une courte pause.
-"J'étais avant que ne soit la matière. Je suis l'incréée, la créatrice, celle qui fait et défait l'écheveau de l'existant. Je rêve les équasphéres, elles sont mon esprit et mon corps. Si tu es, c'est que ton être a traversé mon rêve. Je dormirai pour l'éternité et je ferai vivre ou mourir jusqu'à la fin des temps."
Simon comprit aussitôt que tout cela était la vérité et il sentit tout son corps se refroidir, comme s'il venait de mourir.
-"Tu es en moi, tu es moi.", reprit la géante, "la femme humaine que tu as devant toi n'est qu'un moyen temporaire de me présenter à toi et d'établir un libre contact. Ce n'est qu'une image, elle n'a pas d'existence réelle, pas plus que tu n'as d'existence réelle. Elle est seulement le reflet de tes désirs."
Simon était désemparé. Tout cela n'était peut-être que mensonge. Les démons sont habiles à mentir. Pourtant, il avait le sentiment, la certitude, que tout cela était vrai.
-"J'ignorais tout cela." dit-il enfin.
-"Tu ignores tout de tout car tu es fait pour apprendre mais pas pour connaître et moins encore pour comprendre. Tu peux repartir vers ceux de la cité. Tu pourras leur dire que leur haine de l'inconnu et leurs doutes sont à eux pour longtemps. Retourne d'où tu viens et réfléchis à ton voyage, à ta révélation. Conserve ta belle force d'aujourd'hui pour t'accomplir, tu pourras oublier tes vaines craintes. Pense que je suis au fond de toi, retrouve moi dans chacune de tes pensées et grandis toi au dessus de la matière. Tu es une source."
La femme devint trouble et s'estompa lentement. Simon retourna sur ses pas en tentant de réfléchir aux paroles étranges de "La Mère". Il sortit du sanctuaire. Il faisait encore nuit. Le décor des bâtiments alentours était déjà différent mais tout semblait calme. Le gardien KROLMAK était sur pied mais ne lui prêta aucune attention.
-"Curieuse méprise pour une si longue quête."
La voix revenait prés de lui.
-"D'autres que moi avaient donc essayé de pénétrer le sanctuaire ?" -"Le dernier a l'avoir tenté fut ton Grand-père. Mais nous n'avons trouvé la parade magique que trop tard. Il n'y avait qu'une faille dans la cuirasse de Krolmak, il semble à présent que ce soit un critère de sélection."
-"Mais alors tout cela était manigancé par Grand-père ?"
-"Pas vraiment, c'est la mémoire ancestrale et l'atavisme qui te poussèrent ici. Exactement comme Zaoura et ses parents avant lui."
Simon parlait à haute voix en descendant la rue déserte.
-"C'est donc Grand-père que l'on appelle Zaoura ?"
-"C'est bien lui. Ton Grand-père est un voyageur des équasphères. Il a la conscience des mondes."
-"Pourrais je le revoir un jour ?"
-"Bien sur, tu as la plume, la voie du silence, la résonance absolue...
Regarde dans ton médaillon."
Simon s'arrêta. A son cou pendait le médaillon qu'il avait trouvé en Ethiopie.
-"Ouvre le, il y a un poussoir."
Le ressort joua et le duvet s'envola dans l'air immobile. Il se figea dans l'espace et Simon en perdant pied entendit dans la ville noire, s'élever une terrifiante clameur. Quelques minutes à peine s'étaient écoulées et il était de nouveau dans le chaos Ethiopien. Son hôte avait disparu. La plume attendait sur un meuble. Simon la remit dans son médaillon. Il gagna la sortie et referma la porte avec soins.
-"A quoi servent ces meubles et ce décor ?" demanda-t-il à l'intention de la voix mystérieuse.
-"C'est l'intermonde. Pour quitter sa propre équasphère, il faut souvent un petit coup de pouce, à moins d'être un Maître. Ces formes sont les clés psychiques des équasphères."
-"Et cette plume, d'où vient-elle ?"
-"C'est une plume ordinaire, elle induit simplement une sorte auto hypnose."
Simon fit rapidement le chemin du retour vers l'Angleterre.
Il avait beaucoup de questions à poser à son Grand-père. Les années à venir seraient sûrement riches des enseignements les plus ésotériques. Bien sur, son nouvel ami éthéré le suivit et tous deux débarquèrent quelques jours plus tard dans la grisaille écossaise. Le voyage avait été long et fatiguant. Simon rentra directement à Hamberphild. Une mauvaise surprise l'attendait. Grand-père avait été retrouvé mort, à moitié carbonisé, dans la cave du manoir, par le jardinier. Autour de lui, des objets étaient disposés sans signification apparente. La police parla de rites et de messes noires, puis classa l'affaire. On avait rapidement enterré le vieil homme. Des histoires sombres circulèrent puis s'oublièrent. Grand-père avait sans doute des ennemis dans un proche au-delà mais Simon ignorait tout.
Peu à peu, fébrilement, il découvrit qui était vraiment son Grand-père. Au fil des lignes de son journal et de ses carnets, Simon comprenait. Le vieil homme revenait vers le monde des vivants à chaque mot. Il était sans doute encore vivant, pas au sens terrestre du terme, mais quelque part dans une équasphère qui lui avait servi de refuge. Simon a bâti dans la cave de Hamberphild, avec la glaise d'un lac proche, un étrange paysage. Il a cloué les volets et les portes du manoir. On ne le voit plus que deux ou trois fois par an, dans des vêtements bizarres. Il parle à haute voix comme le ferait un fou.
Epilogue Le parc du manoir est à présent une friche, comme le manoir menace de devenir une ruine. Toutes sortes d'histoires circulent sur son compte. Le temps est passé depuis cette aventure, pas mal de temps même. Si vous désespérez d'un jour comprendre ce qui se cache derrière le monde visible aux sens humains, allez faire un tour à Hamburphild et cherchez l'issue invisible qui unie les mondes et qui révèle le secret de la création. Cherchez au fond de vous même, la trappe secrète qui vous révélera une nouvelle conscience. Soyez vigilant, soyez tenace, et peut-être pourrez vous un jour m'écrire pour me dire que ce que vous preniez pour une stupide fiction n'est rien d'autre que la vérité.
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