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Le poing dans la bouche
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Je m’éveille chaque matin avec le poing dans la bouche.
Mes dents ont sculpté de sombres ornières dans mes phalanges boursouflées. Le reste de la journée, je survis sous le masque de l’indifférence blasée. Je sais que des choses se cachent. Je sais que ma mémoire renferme un lourd secret. J’ai du mal à le contenir, il veut à tous prix sortir. S’il sortait, que se passerait-il ? Que deviendrais-je alors ? J’imagine le pire. Je veux savoir, mais sans le vouloir vraiment. Je voudrais oublier ma douleur, mais pas en la vomissant. Je voudrais l’avaler, l’enfouir. Je voudrais couler sur elle une lourde chape, l’enfermer pour toujours dans un tombeau hermétique. Je voudrais l’encapsuler dans un étui de confinement. Je voudrais la néantiser, la faire disparaître, en creux, en anti-souvenir, la murer dans les caves profondes de mon âme. Mais surtout, je ne veux pas qu’elle sorte au grand jour. Je ne veux pas la contempler et sentir s’épancher en moi son venin. Je ne veux pas l’avoir devant moi et pouvoir détailler sa forme, sa couleur, son odeur, ce serait insupportable. Je la piétine, je l’enfonce sous la terre, je l’enterre. J’ai jeté tous mes souvenirs. Ils sont autant d’escaliers qu’elle escaladerait pour venir au grand jour. J’ai rompu tous les ponts. Rien ne me rattache plus à elle. Mais elle refuse de s’abîmer dans les profondeurs de mon océan. Un cordon invisible l’empêche de sombrer. J’ai parfois une trêve d’oubli où plus rien ne semble vraiment exister. Mais devant le miroir, je le vois, je me vois. Et alors je sais qu’elle est là. Avaler. Avaler. Digérer. Dissoudre. Est-ce seulement possible ? Alors je mets mon poing dans ma bouche et j’y enfonce mes dents.
Janvier 2001 |
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