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LEXIS
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(en hommage à J.L Borges ) |
Alors, apparut le verbe... Les mots décrivent le monde. Ils donnent un nom aux choses, les rendant ainsi moins mystérieuses, du moins en apparence. Ils savent aussi décrire des sentiments, des idées abstraites, des concepts. Ils savent faire et résumer de longs discours. Ils savent représenter instantanément une sorte de diagramme complexe fait de nombreux autres mots ayant chacun un poids, une odeur, un goût. Ce diagramme s'organise lentement par des associations répétées, multiples, échappant à tous contrôle, dépassant le cadre de la pensée consciente. Les mots sont lents à dévoiler leur sens. Il faut du temps pour ressentir la profondeur de leur signification. Il faut placer chacune des lignes directrices, chacun des sommets et leur associer les nombreux liens qui disparaissent dans la troisième dimension du diagramme: l'obscure, l'inexplorée pensée humaine. Les mots se cherchent. Des mots simples aux mots complexes, ils s'empilent les uns sur les autres formant une pyramide. La base de la structure s'étoffe au fil des ans, un maillage serré se forme, courbant l'ensemble qui ressemble finalement à une sphère. La hiérarchie des mots s'y organise en strates, en castes de plus en plus rares, précieuses et essentielles. Leurs significations progressent vers le diffus, l'immatériel. La substantifique moelle est au centre de la structure. Elle forme un coeur étincelant, fragile aboutissement de milliard de ramifications, comme une clé de voûte qui soutient et catalyse l'ensemble. La dernière strate est déjà d'une essence pure. Elle se forme au cours d'événements exceptionnels dans l'organisation générale et par la sur-activation des couches profondes. Ces événements sont l'aboutissement de lents mouvements, d'ondes ténues qui parcourent la structure en la modifiant par petites touches et ils se dégagent brutalement, comme un spasme d'accouchement d'endogrammes en lente maturation, comme le brusque verrouillage d'une serrure virtuelle. Ce processus, commun à tous les hommes, parvient rarement à révéler le mot ultime, le dernier, celui qui est au centre de la sphère. L'apparition de ce mot est une singularité, une improbable cristallisation. Ce mot ressemble aux flocons de neige: merveille d'équilibre et de fragilité. Toute ma vie, j'ai lu des livres, des dictionnaires et des encyclopédies. Ma fonction de bibliothécaire fut sans doute pour beaucoup dans l'orientation de ma vie. Les mots furent pour moi le guide et la clé du monde. Je n'ai rien connu, rien aimé, que des mots. Mais ils eurent une résonance profonde et durable. Ils suscitèrent en moi une perpétuelle interrogation en se renvoyant les uns aux autres, créant un fil conducteur net et lumineux. La poursuite du mot ultime réclame une totale disponibilité d'esprit. Le désir de découvrir l'article final, celui qui est au bout du fil de lumière, celui qui ne renvoit à rien, fut ma raison secrète. Les dictionnaires sont bruts, froids, méthodiques. Ils découpent chirurgicalement dans la masse de la connaissance. Ils résument, ils définissent, parfois jusqu'à l'incompréhensible. Ils orientent le fil vers d'autres livres, moins structurés, moins académiques, diluant l'information dans la description d'un concept. Certaines structures ne peuvent se mettre en place que par l'intégration et la synthèse de grands ensembles. Il faut aborder ces complexes comme un décors fouillé, en analysant des situations fictives et en les regardant sous tous les angles. Je n'ai pas perdu mon temps en vaines lectures. J'ai toujours soigneusement sélectionné les mots et les idées au risque d'omettre une piste importante. La raison et la dialectique sont des arts. La sémantique aussi. Les arts ont toujours des parcours subjectifs. On n'accorde pas assez d'importance aux mots. Leur influence sur notre pensée est pourtant capitale. Le sens qu'ils prennent dans la conscience collective, et qui s'éloigne souvent de leur sens premier, oriente notre raison, nos points de vue. C'est un devoir suprême pour chacun de nous d'appeler les choses par leur nom.
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