FORMES

 

 

Toute ma vie j'ai dessiné des formes.

Je remplissais des cahiers, des carnets. Je gravais des plaques de cuivre, je peignais en petit et en grand et les opinions sur mon esthétique étaient partagées. J'avais malgré tout un petit succès et une estime générale dans le milieu artistique. On m'invitait dans les vernissages, on demandait mon avis sur l'avenir de tel ou tel jeune artiste. J'étais une sorte de référence, un ancien, un dinosaure, comme un bibelot qui a toujours fait partie des meubles.

Ma créativité, jadis exubérante s'était empoussiérée au contact de cette vie sociale très conformiste et surtout très creuse. Je ne vivais que de paroles, choisies et si possible originales, mais seulement des mots. J'en venais à un dégoût complet de mon milieu et de moi même lorsque j'ai rencontré Sophie.

Ce jour là ma vie s'est accomplie. Elle était belle, dans un fourreau noir et rouge, ses longs cheveux bouclés tombant sur ses épaules nues. On lui avait sans doute parlé de moi en termes élogieux car ses yeux brillaient tandis qu'on nous présentait avec de détestables manières bourgeoises. Elle me fit son grand jeu de séduction niaiseux, mais j'étais sous le charme et rien ne pouvait me détourner de son attraction. Nous quittâmes le cocktail très tôt et aussitôt chez moi, nous nous jetâmes au lit. Elle était superbe de sensualité. Inutile de dire que je profitais pleinement de la situation. J'accomplissais avec application mes fantasmes les plus spéciaux et elle observait mon manège, fascinée par ce qu'elle prenait pour des originalités d'artistes. Seulement voilà, je n'étais plus aussi vert que je voulais le croire et nos bats furent rapidement interrompus pour des raisons bassement techniques. Je ne jouais pas la colère, l'effondrement ou la tristesse en disant que je ne comprenais pas ce qui m'arrivait, ce n'était que la revanche de mes longues nuits de "vernissage". Au lieu de la comédie commune du "Précox éjaculator", je me jetais sur ma planche à dessin et avec une conviction oubliée, je traçais d'une main sure une dizaine d'esquisses en couleurs, en jetant de temps à autre des coups d'oeils brûlants à l'objet de ma convoitise et de mon délire artistique. Sophie, nue, prenait des poses artistiques, visiblement ravie d'être ma muse d'alcôve. Chacun de ses regards gourmands me replongeait dans mes gribouillages polychromes. Au bout d'un moment, je lâchais mes crayons et ma vigueur carnassière revenue, je me jetais sur Sophie déjà pammée de reconnaissance.

C'est seulement le lendemain que mon histoire prit un tour inattendu.

J'avais rendez-vous avec une suédoise faisant des placements artistiques. Elle vint dans mon atelier pour choisir quelques unes de mes dernières toiles. Tout se déroula normalement jusqu'à ce que nous arrivions devant mes dessins de la veille. Elle eut un sursaut et ouvrit de grands yeux étonnés à la vue des lignes tortueuses et entrecroisées que j'avais tracées quelques heures plus tôt d'une main fiévreuse.

Son regard allait d'un dessin à l'autre et sa respiration devint plus rapide. Elle eut un hoquet et sa main droite se fourra contre son sexe d'une manière obscène. J'étais stupéfait. Une minute plus tard nous étions dans mon lit et cette femme d'affaire se révéla volcanique.

Je ne doutais pas un instant que mes dessins soient à l'origine de son comportement. Deux jours plus tard je renouvelais l'expérience avec le même bonheur.

J'ai souvent réfléchi à ce phénomène qui peut paraître surprenant à ceux qui n'ont jamais ressenti la fièvre de la création. Il se passe en quelques instants, un bouleversement allant parfois jusqu'à la nausée. Les gestes deviennent tremblants et rapides, l'activité fébrile. L'esprit n'a plus aucun repos jusqu'à ce que "la chose" soit sortie. Peut on jamais savoir la différence entre cette "chose" ayant soudain prit corps, ayant rassemblé ses membres, et cette éructation irréfléchie qui jaillit sous une apparence quelconque. Un tourbillon d'humeur s'enroule en volutes comme un essaim d'abeilles et brusquement se cristallise. Il se condense et s'incruste, rien ne peut plus le déloger, que cette jouissance créative maladive, une sublimation inexplicable. Pendant ces jours un peu surréalistes , j'expérimentais la parfaite création, je concevais une théorie nouvelle et merveilleuse. Vous qui lisez ces lignes, avez vous, en sens inverse, sentit se construire, renaître en vous cette cristallisation rare, cette gemme, ce joyau durci aux contraintes de la pensée, aux croisements de brûlantes lignes de forces. Si vous avez déjà fait cette expérience une fois dans votre vie, vous comprendrez que ce transfert s'opère d'autant plus facilement que l'oeuvre est pure. J'avais enfin, après une longue carrière d'artiste bidon, trouvé cette liaison directe entre le creuset et le "monde du dehors". J'avais su conserver toute sa pureté à cette fastueuse nuit d'amour.

Mes pensées étaient claires. Je l'avais fait une fois, sans douleur d'enfantement, sans la moindre difficulté. Je pouvais le refaire. Je me sentais un potentiel illimité. La suite de mon récit pourra en choquer certains, car à partir de ce moment, je perdis progressivement toute notion de morale, de justice, de sens commun. Je ne savais plus qu'une seule chose, unique: je pouvais accoucher du diamant pur, je savais faire surgir de moi l'essence de mes sentiments. J'allais montrer au monde ce qu'est la création, j'allais produire les oeuvres définitives. Après moi, il n'y aurait plus rien.

J'avais déjà remarqué à quel point la douleur fascinait en cette fin de siècle. Le soudain succès de Van Goght en était la démonstration éclatante. L'amour, la volupté étaient acquis, je décidais d'expérimenter la douleur. Il me fallait une douleur profonde et cruelle. Le fantasme le plus noir possible, le manifeste de la douleur, un concentré de Sade.

Je capturais un jeune garçon, moins de dix ans, et pendant des jours et des nuits, isolé au fond de ma cave, je le soumis à toutes les tortures morales et physiques les plus cruelles. Je restais insensible à ses larmes, ses suppliques, ses cris. Rien ne put m'arrêter. Au comble de la culpabilité, mais aussi en proie à une jouissance morbide, tout imprégné de cette douleur tant redoutée, je réalisais douze dessins et trois tableaux à l'huile. Je composais autour de ces oeuvres maîtresses, une dizaine de tableaux et de gravures afin "d'emballer" et de diluer l'énergie pure. Je savais intuitivement que j'avais retrouvé l'état de ma nuit révélatrice et que ces oeuvres seraient comme des fléches qui se planteraient directement dans le coeur de ceux qui les verraient. Elles étaient pétrie de douleur, de la cruauté dont j'avais fait preuve, de l'innocence de cet enfant sacrifié inutilement. L'exposition qui suivit fut une explosion dans le monde moribond de l'art. A la vue de mes toiles, des gens s'étaient tordus de douleur, une jeune femme avait accouché prématurément, une autre avait du être hospitalisée.

C'était sans précédant. On m'interrogea sur mon inspiration, ma méthode, mes techniques. Je fis aussitôt la Une des journaux. On me somma de sortir d'autres tableaux de mes réserves. Je fournis alors mes originaux de volupté. Là ce fut l'émeute. Inutile de décrire dans le détail les scènes délirantes qui se déroulèrent dans les galeries d'exposition. Je vendis mes toiles pour des sommes astronomiques et signais des contrats pour en faire des reproductions sous de multiples formes. Bien sûr, il y eut des réfractaires, des détracteurs, des opposants, mais 95 % de la population mondiale reçut mon oeuvre érotique comme un puissant aphrodisiaque celui que l'humanité recherchait depuis la nuit des temps. J'étais célèbre, adulé, entouré d'une aura de génie, j'étais le plus grand. De nombreux disciples voulurent suivre mon enseignement. Ils me firent mille propositions alléchantes pour que je leur transmette quelques miettes du trésor que j'avais en moi. Mais ce trésor est trop personnel, intransmissible et inavouable. Comment avouer de pareilles méthodes, de travail. Après quelques temps d'une vie oisive, profitant des monceaux d'argent qui créditaient chaque jour mon compte en banque, je fus repris d'ambition et pris la résolution de traiter quelques autres sentiments facilement monnayables. Je fis tout mon possible pour synthétiser les plaisirs visuels et auditifs, rien de moins. Après tout un travail de "mise en condition" à l'aide d'un matériel audio-video de haute voltige, je réalisais un ensemble assez homogène de créations "endorphiniques" comme certains les appelaient. Cependant l'exposition qui leur fut consacrée ne produisit pas l'effet attendu. Certes, on vint en masse, mais rien de révolutionnaire ne se produisit. Pas d'émeute, pas de scène porno, ni d'exhibition, pas d'extase, j'étais consterné. Le fric m'avait pourri, j'avais oublié. Moi qui tenait le don suprême, j'étais redevenu le laborieux d'autrefois. Je fis de nouveau la Une des journaux, mais pas pour les mêmes raisons. Le monde me maudissait d'être un homme ordinaire. Ils me haïrent même, je reçus des lettres de reproches, de menaces, de désespoir. Des lettres d'intégristes religieux qui m'annonçait la punition de Dieu pour mes exactions.

Pourtant après une assez longue période d'abattement, pendant laquelle je continuais de peindre, je retrouvais des sensations positives qui me firent soupçonner le retour de l'inspiration. Cette fois je focalisais toutes mes forces et toute mon attention sur mon potentiel créatif. J'avais entrepris de transcrire la peur et la folie. En y repensant, j'avoue que ce fut un triste et long calvaire. J'ai peint dans des asiles, des heures entières confronté aux pires psychoses. J'ai pris des médicaments hallucinogènes, des drogues, tout ce qui pouvait me rapprocher des sentiments d'un fou. J'ai fait des expériences de claustrophobie, enfermé dans ma cave, au fond d'une vieille malle, sans air. La malle était fermée à clef de l'extérieur par un système informatique aléatoire. Mon calvaire, pouvait durer jusqu'à trois jours. Je m'infligeais des tortures physiques: des décharges électriques qui me laissaient abrutis pendant des heures et des plaies que j'entretenais ouvertes. J'ai vu tout ce qui se rapporte à la peur. Je me suis mis dans les situations les plus dangereuses juste pour que son frisson fasse partie de moi. Je sentais fuir ma raison, la réalité devenait floue. Je n'ai pas réalisé le début de mon travail en pleine conscience. J'ai dessiné en proie au délire, dans une cellule capitonnée au bord de la démence. Mon assistant s'occupa de tout et tint mon travail secret le plus longtemps possible. Il était surtout chargé de pourvoir à mes besoins et le fit avec zéle.

Après une cure de repos dans les Alpes, je regagnais NYC pour le vernissage de mon expo. Ce fut un triomphe. Rapidement, certaines oeuvres furent retirées de la galerie, considérées dangereuses pour l'équilibre mental. Des psychiatres organisèrent un congrès international autour de mon oeuvre. Ils me demandèrent d'expliquer ma méthode et de produire, en collaboration avec eux, des formes de déblocages des psychoses. Au lieu de cela, j'envoyais plusieurs personnes à l'asile pour le restant de leurs jours. Le mystère mythique qui m'entourait était à son comble.

Je m'installais dans un domaine loin de tout, hyper protégé et très luxueux. Ne recevant presque personne, isolé. Je crois que mes dernières expériences m'ont laissé des traces difficiles à effacer. Les années passèrent. Je restais célibataire. Je ne fis rien d'autre de mon temps qu'attendre. J'ai attendu la mort comme on attend l'ultime expérience. Elle est entrée lentement dans mon esprit. Elle a pris forme humaine. Je suis la mort. Mes employés démissionnèrent les uns après les autres. Je restais seul, ne vivant que dans deux pièces minuscules de ma gigantesque maison. Le système d'alarme n'était désactivé qu'une fois par semaine pour laisser passer le livreur. Il y a quelques mois que j'ai repris mon travail. Des dessins, des toiles et une sculpture en bois. Je sais au fond de moi que le premier qui les verra tombera raide mort et je le souhaite. J'ai posé la dernière pierre de mon existence et je vais me suicider. Mon assistant recevra une copie de cette lettre dans quelques jours et organisera une grande exposition. Tous pourront faire l'expérience de la mort à travers moi. Ceux qui en auront le désir pourront ainsi me rejoindre. S'il existe un au-delà.