L'enfant de julien ou fable amorale

 

 

Lucie sait depuis quelques jours que le processus fatal est irréversible. Le médecin s'est montré clair.

Elle va s'éteindre lentement.

D'abord l'esprit, les souvenirs, la logique et progressivement le corps. Elle va maigrir, perdre ses cheveux et passer quelques mois, ou quelques années, dans un fauteuil roulant. Lucie a déjà tellement perdu. Sa jeunesse, sa beauté, sa joie ne sont plus qu'une vague esquisse sur son visage blême, creusé‚ par la souffrance. Même ses yeux, longtemps dernier refuge de l'espoir, sont devenus un sombre miroir.

Lucie cherche un sens à cette fatalité qui lui refuse le droit de vivre, d'être comme "tout le monde": heureuse et bien portante. Lucie cherche une raison de ne pas abréger sa marche douloureuse et sans espoirs. Lucie se demande comment elle pourrait échapper à son destin. Les jours passent dans sa maison silencieuse, avec leur lot de désespoir, de rêves souillés, d'envies refoulées.

Puis, un matin, un arc en ciel se présente à sa porte sous la forme d'un jeune homme envoyé par le bureau d'aide sociale, pour lui faire les courses et un peu de ménage. Il se nomme Julien et n'a rien d'un play-boy ou d'un aventurier, enfin rien qui puisse faire tourner la tête d'une femme. Mais c'est un homme et sa présence dans la maison fait naître dans les yeux mornes de Lucie un ultime et improbable espoir. Elle l'observe et réfléchit longtemps. Elle rêve et construit point par point son projet de survivance. Puis un soir, alors qu'il va partir rejoindre son studio, elle lui demande de rester. Elle s'installe dans un fauteuil, se place en face de lui pour qu'il puisse bien voir que ses paroles viennent du secret de ses entrailles, et lui expose son projet.

"Je ne suis plus très belle" dit-elle"

"Mais si, voyons" répond-il, d'une voix hésitante et voilée.

Cependant, tandis que la discussion prend une orientation plus précise, le visage du jeune homme devint tour à tour‚ écarlate et blême. Finalement il prend congé en toute hâte, promettant de réfléchir, un sourire grimaçant en travers du visage. Les jours se succèdent encore plus lourdement qu'avant. Lucie a du mal à marcher. Elle compte les heures vides mais son espoir se concrétise: Julien vient sonner à sa porte. Il est souriant, il bombe le torse, il est maître des événements, il vient faire un don, une obole, une bonne action.

"C'est d'accord, tu auras un enfant" lui dit-il avant même de lui souhaiter le bonjour. Elle l'entraîne dans la chambre, tremblante, secouée de frissons, les larmes aux yeux. Ils se lavent. Ils se couchent. Julien, malgré une attitude professionnelle détachée et chirurgicale, s'émeut de ce corps de femme offert, de ses yeux soudain brillants, de ses lèvres humides, de ses pommettes rouges. Il s'applique de tout son maigre savoir pour la combler. Mais Lucie est malade et l'épuisement la rejoint avant la jouissance. Julien n'est pas mécontent de lui, il attend presque des remerciements. Lucie se contente de se blottir contre lui et de profiter de ses grandes mains chaudes pour oublier sa vie.

L'après-midi se répète une demi douzaine de fois. Lucie sait de nouveau faire l'amour. Elle retrouve les gestes, la fièvre. Julien perd son masque, il y prend goût, en redemande. Ce n'est plus la pitié qui le guide mais le désir. Les jours passent et un matin, il semble que l'événement attendu soit enfin arrivé. Le médecin confirme, vaguement impressionné: elle est enceinte.

A cette seconde, changement de décors. Finis les après-midi dans la moiteur de l'alcôve. Finis les yeux amoureux. Ce qu'elle voulait a pris racine dans sa chair, elle va revivre, renaître, elle ne partira pas toute entière au néant. Julien est mal à l'aise, il ne sait trop quelle conduite adopter. Il a un peu peur d'être sur une pente glissante, pris au piège, responsable. Il prend du recul pour pouvoir observer le tableau qu'il vient de peindre. Lucie rayonne, l'espoir grandit dans son ventre. Lucie n'a plus besoin de lui, ne veut plus de lui, elle a ce qu'elle voulait. Julien s'accommode mal de son rôle de porte-pénis. Il veut qu'elle l'aime, qu'elle soit reconnaissante. Il cherche ses faveurs, redouble d'attention jusqu'au jour ou leur pacte touche au but. L'enfant vient au monde par une nuit d'été, c'est une fille. Lucie et Julien sont comblés de bonheur et c'est dans une orgie d'allégresse que Julien reconnaît l'enfant. Lucie s'étonne puis s'insurge mais c'est trop tard, l'affaire est faite: l'enfant de Lucie est aussi celui de Julien.

"Ce n'était pas notre accord" rugit-elle

"C'est par amour." répond-il mal à l'aise.

L'enfant grandit, Lucie maigrit, se paralyse. L'enfant devient de jour en jour plus belle, plus attrayante, plus vivante, plus gaie, tandis que Lucie glisse vers la mort perdant une à une, toutes ses anciennes victoires. Julien est toujours là, vivant, comblé par son nouveau rôle de père. Ce rôle même qu'il redoutait quelques mois plus tôt. Il jubile, imagine mille projets, vit dans l'avenir. Lucie s'accroche griffes et dents et ne comprends pas, comprends de moins en moins pourquoi elle meurt alors qu'autour d'elle s'épanouit la vie, une vie dont elle est la source. Elle a été volée, dépossédée par Julien.

"Tu n'as aucun droit sur mon enfant." dit elle véhémente, à bout de souffle.

"C'est aussi ma fille !" répond-il inquiet.

Elle réclame justice, veut que sa fille lui soit rendue, veut que Julien parte. Elle veut vivre avec son enfant, sa fille, qu'elle seule a voulu, désiré et qui est son fruit, sa création, son avenir. Les tribunaux discutent. Ils tranchent dans le vif, sans faire de sentiments, comme une lourde machinerie aveugle.

Lucie est déclarée incapable de s'occuper de sa fille, elle est malade. Julien est désigné responsable de l'enfant et il est en droit d'en assumer la garde et l'éducation. Julien est heureux, Lucie se brise. Quelques semaines ont raisons de ses maigres réserves. On la porte en terre en "petit comité", sans tambours ni trompettes, elle n'est déjà plus qu'un souvenir.

Julien rentre chez lui, un peu amer, presque soulagé. Il s'installe au milieu de son jardin, dans un confortable transat, couche sa fille contre son coeur et attend que le soir descende paisiblement.