LE RAPPORT DE BRODIE

 

Jorge Louis Borges

 

Dans un exemplaire du premier tome des Mille et Une Nuits de Lane (Londres, 1839), que me procura mon cher ami Paulino Keins, nous découvrîmes le manuscrit que je traduis ci-après en espagnol. La calligraphie soignée – art que les machines à écrire nous apprennent à oublier – laisse supposer qu’il fut écrit vers cette même époque. Lane prodigua, comme on sait, les longues notes explicatives ; les marges abondent en additions, en points d’interrogation et parfois en corrections, dont l'écriture est la même que celle du manuscrit. Il semble que le lecteur ait été moins intéressé par les prodigieux contes de Schéhérazade que par les moeurs de l’Islam. Sur David Brodie, dont la signature ornée d'un paraphe figure en dernière page, je n'ai pu trouver aucun renseignement; je sais seulement que c'était un missionnaire écossais, originaire d'Aberdeen, qui prêcha le christianisme au coeur de l'Afrique puis dans certaines régions de la forêt brésilienne, contrées où avait dû le mener sa connaissance du portugais. J’ignore la date et le lieu de sa mort. Le manuscrit, que je sache, n'a jamais été publié.

Je traduirai fidèlement son rapport, écrit dans un anglais incolore, sans me permettre d’autres coupures que celles de quelques versets de la Bible et celle d'un curieux passage sur les pratiques sexuelles des Yahous que le bon presbytérien confia pudiquement au latin. Il manque la première page.

"... de la région qu'infestent les hommes-singes (Apemen) habitent les Mlch', que j'appellerai Yahous, pour que mes lecteurs n'oublient pas leur nature bestiale et parce qu'une transposition littérale précise est presque impossible, étant donné l'absence de voyelles dans leur âpre langage. Les individus de la tribu ne dépassent pas, je crois, le nombre de sept cents, compte tenu des Nr, qui habitent plus au sud, dans les maquis, Le chiffre que j'ai avancé est hypothétique, vu que, à l'exception du roi, de la reine et des sorciers, les Yahous dorment où la nuit les surprend ; ils n'ont pas de domicile fixe. La lièvre paludéenne et les incursions continuelles des hommes-singes les déciment. Seuls quelques-uns d’entre eux portent un nom. Pour s'appeler, ils se lancent de la boue. J'ai même vu des Yahous qui, pour attirer l'attention d'un ami, se jetaient et se roulaient par terre. Physiquernent, ils ne diffèrent pas des Kroo, sauf qu'ils ont le front plus bas et qu'un certain reflet cuivré atténue leur négritude. Ils se nourrissent de fruits, de racines et de reptiles ; ils boivent du lait de chat et de chauve-souris et pêchent à la main. Ils se cachent pour manger ou bien ferment les yeux ; le reste, ils le font à la vue de tous, comme les philosophes cyniques. Ils dévorent crus les cadavres des sorciers et des rois, pour s'assimiler leurs vertus. Je leur reprochai cette coutume ; ils se touchèrent la bouche et le ventre, pour m'indiquer sans doute que les morts aussi sont comestibles ou – mais ceci est peut-être trop subtil – pour que je comprenne que tout ce que nous mangeons devient, à la longue, de la chair humaine.

Dans leurs guerres, il se servent de pierres, dont ils font provision, et d'imprécations magiques. Ils vivent nus ; les arts du vêtement et du tatouage leur sont inconnus.

Un fait digne d'attention est que, disposant d’un vaste plateau herbeux où il y a des sources d'eau pure et des arbres qui dispensent de l'ombre, ils aient choisi de s'entasser dans les bourbiers qui en bordent la base, comme s'ils trouvaient plaisir à s'exposer aux rigueurs du soleil équatorial et à baigner dans la saleté. Les pentes sont abruptes et pourraient constituer un rempart contre les hommes-singes. Dans les Hautes-Terres d'Ecosse, les clans érigeaient leurs châteaux à la cime des collines ; je parlai de cette habitude aux sorciers, la leur proposant en exemple, mais tout fut inutile. Ils me laissèrent cependant construire une cabane sur le plateau, où l'air de la nuit est plus frais.

La tribu est gouvernée par un roi, dont le pouvoir est absolu, mais j'ai bien l'impression que ceux qui gouvernent véritablement sont les quatre sorciers qui l'assistent et qui l'ont élu. Chaque enfant mâle qui naît est soumis à un minutieux examen ; s'il présente certains signes, qui ne m'ont pas été révélés, il est élevé au rang de roi des Yahous. Il est aussitôt mutilé (he is gelded), on lui brûle les yeux, on lui coupe les mains et les pieds, pour que le contact avec le monde ne risque pas de le distraire de la sagesse. Il vit confiné dans une caverne, dont le nom est Alcazar (Ozr) où seuls ont le droit de pénétrer les quatre sorciers et les deux esclaves qui s'occupent de lui et l'enduisent de fumier. Si une guerre vient à éclater, les sorciers le sortent de la caverne, l'exhibent aux yeux de la tribu pour stimuler son courage et le portent, hissé sur leurs épaules, au plus fort du combat, en guise d'étendard ou de talisman. Presque toujours, en pareil cas, il est immédiatement tué par les pierres que lui lancent les hommes-singes.

Dans un autre Alcazar vit la reine, à qui il n'est pas permis de voir son roi. Celle-ci daigna me recevoir ; elle était souriante, jeune et jolie, autant que le lui permettait sa race. Des bracelets d'argent et d'ivoire, des colliers de dents ornaient sa nudité. Elle me regarda, me flaira, me toucha et finit pas s'offrir à moi, devant toutes ses dames d’honneur. Mon costume ecclésiastique (my cloth) et mes habitudes me firent décliner cet honneur, qu'elle accorde volontiers aux sorciers et aux chasseurs d'esclaves, en général des musulmans, dont les hordes (caravanes) traversent le royaume. Elle m'enfonça à deux ou trois reprises une épingle d’or dans la chair ; de telles piqûres sont les marques de la faveur royale et bien des Yahous se font eux-mêmes des piqûres pour laisser croire que c'est la reine qui les leur a faites. Les ornements que j'ai énumérés plus haut viennent d'autres régions ; les Yahous les croient naturels, parce qu'ils sont incapables de fabriquer l'objet le plus simple. Pour la tribu, ma cahute était un arbre, bien que beaucoup m'aient vu la construire et m'aient apporté leur aide.

Entre autres choses, j’avais une montre, un casque de liège, une boussole et une Bible; les Yahous regardaient tous ces objets, les soupesaient et voulaient savoir où je les avais trouvés. Ils saisissaient la plupart du temps mon couteau par sa lame ; sans doute le voyaient-ils différemment. Je ne sais ce qu'ils auraient pensé d'une chaise. Une maison de plusieurs pièces aurait constitué pour eux un labyrinthe, mais peut-être ne s’y seraient-ils pas perdus, tout comme un chat ne s'y perd pas bien qu'il ne puisse se la représenter. Ils étaient tous émerveillés par ma barbe, qui était rousse alors ; ils la caressaient longuement.

Ils sont insensibles à la douleur et au plaisir, en dehors de celui que leur procure la viande crue et avariée, et tout ce qui est fétide. Leur manque d'imagination les pousse à être cruels. J'ai parlé de la reine et du roi ; je passe maintenant aux sorciers. J'ai dit qu’ils étaient quatre : ce nombre est le plus grand que comprenne leur arithmétique. Ils comptent sur leurs doigts un, deux, trois, quatre, beaucoup ; l'infini commence au pouce. On m'assure qu'il en va de même chez les tribus qui rôdent aux alentours de Buenos Aires. Bien que le quatre soit le dernier chiffre dont ils disposent, les Arabes qui commercent avec eux ne les escroquent jamais parce que dans leurs échanges tout se divise par lots de un, de deux, de trois ou de quatre, que chacun pose à côté de lui. Les opérations sont lentes, mais elles excluent l'erreur ou la tricherie. De toute la nation des Yahous, seuls les sorciers ont réellement éveillé mon intérêt. Le peuple leur attribue le pouvoir de changer en fourmis ou en tortues ceux qui le désirent ; un individu qui remarquait mon incrédulité me montra une fourmilière, comme si celle-ci constituait une preuve. Les Yahous manquent de mémoire ou n'en ont qu'à peine ; ils parlent des ravages causés par une invasion de léopards, mais ils ne savent pas si c'est eux qui l'ont vue ou bien leurs parents, ou même s'ils ne racontent pas un rêve. Les sorciers, eux, ont de la mémoire, mais elle est très courte ; ils peuvent se souvenir le soir de ce qui s'est passé le matin, ou même la veille au soir. Ils ont aussi le don de prévoir l'avenir ; ils déclarent, par exemple, avec une assurance tranquille : Une mouche va me frôler la nuque ou Nous n’allons pas tarder à entendre un cri d'oiseau. J'ai été témoin des centaines de fois de ce don curieux. J'ai beaucoup réfléchi là-dessus. Nous savons que le passé, le présent et l’avenir existent, dans leur moindre détail, dans la mémoire prophétique de Dieu, dans Son éternité ; ce qui est étrange c'est que les hommes puissent regarder indéfiniment en arrière, mais pas en avant. Si j'ai un souvenir des plus nets de ce voilier de haut-bord qui vint de Norvège alors que j'avais à peine quatre ans, pourquoi m'étonnerais-je que quelqu’un soit capable de prévoir ce qui est sur le point d’arriver ? Philosophiquement parlant, la mémoire n'est pas un prodige moindre que la divination du futur ; la journée de demain est plus proche de nous que la traversée de la mer Rouge par les Hébreux dont pourtant nous nous souvenons. Il est interdit à la tribu de regarder les étoiles, ce privilège étant réservé aux sorciers. Chaque sorcier a un disciple, qu'il initie dès l'enfance aux disciplines secrètes et qui, à sa mort, lui succède. Ils sont toujours ainsi au nombre de quatre, nombre de caractère magique puisqu'il est le dernier que peut atteindre l'esprit de ces hommes. Ils professent, à leur façon, la croyance à l'enfer et au ciel. L’un et l'autre sont souterrains. En enfer, qui est clair et sec, séjourneront les malades, les vieillards, les victimes, les hommes-singes, les Arabes et les léopards ; au ciel, qu'ils s'imaginent être marécageux et sombre, le roi, la reine, les sorciers, ceux qui sur terre ont été heureux, durs et sanguinaires. Ils vénèrent également un dieu, dont le nom est Fumier, et qu’ils se représentent probablement semblable au roi ; c’est un être mutilé, aveugle, rachitique et au pouvoir illimité. Il prend souvent la forme d'une fourmi ou d'une couleuvre.

Après ce que je viens de dire, personne ne s'étonnera que je n'aie pu, durant tout mon séjour parmi eux, convertir un seul Yahou. La phrase Notre Père les troublait car ils ignorent le concept de paternité. Ils ne comprennent pas qu'un acte accompli neuf mois auparavant ait un rapport quelconque avec la naissance d'un enfant ; ils n'admettent pas une cause aussi lointaine et aussi invraisemblable. D'ailleurs toutes les femmes font l'acte de chair et elles ne sont pas toutes mères.

Leur langue est complexe. Elle ne ressemble à aucune de celles que je connais. On ne peut parler de parties du discours, étant donné qu'il n'y a pas de discours. Chaque mot monosyllabique correspond à une idée générale qui se définit par le contexte et par la mimique. Le mot nrZ, par exemple, suggère l'idée de dispersion ou de taches ; il peut signifier le ciel étoilé, un léopard, un vol d’oiseaux, la variole, l'éclaboussure, l'éparpillement ou la fuite qui suit une défaite. Hrl, par contre, indique ce qui est serré ou dense ; il peut signifier la tribu, un tronc d'arbre, une pierre, un tas de pierres, le fait de les empiler, la réunion des quatre sorciers, l'union charnelle et un bois. Prononcé d'une autre façon ou avec une autre expression, chaque mot peut vouloir dire le contraire. Ne soyons pas surpris outre mesure ; dans notre langue, le verbe to cleave veut dire fendre et adhérer. Bien entendu, il n'y a pas de discours, ni même de membres de phrases.

La puissance d'abstraction qu'exige une telle langue me fait penser que les Yahous, malgré leur barbarie, ne sont pas une nation primitive mais bien plutôt dégénérée. A l'appui de mon hypothèse, je citerai les inscriptions que j'ai découvertes au sommet du plateau et dont les caractères, qui ressemblent aux runes que gravaient nos ancètres, ne peuvent plus être déchiffrés par la tribu. C'est comme si celle-ci avait oublié le langage écrit et qu’elle n'ait plus conservé que le langage oral.

Les seules distractions de ces gens sont les combats de chats et les exécutions. On accuse quelqu'un d'avoir attenté à la pudeur de la reine ; il n'est besoin ni de déclarations de témoins ni d'aveux, et le roi prononce sa sentence condamnatoire. Le malheureux endure des tortures que j'essaye d'oublier, puis il est lapidé. La reine a le droit de lancer la première pierre et la dernière, qui est habituellement inutile. La foule loue son adresse, la beauté de son corps et l’acclame avec frénésie, en lui lançant des roses et des ordures. La reine sourit, sans un mot.

Une autre coutume de la tribu concerne les poètes. Un homme a l’idée d’assembler six ou sept mots, en général énigmatiques. Il ne peut se retenir de les clamer à grands cris, debout, au centre d’un cercle que forment, couchés par terre, les sorciers et le peuple. Si le poème n’intéresse pas, il ne se passe rien ; si les mots du poète émeuvent les auditeurs, tous s’écartent de lui, en silence, sous le coup d’une horreur sacrée (under a holy dread). Ils sentent qu'il a été effleuré par l'esprit ; personne ne lui parlera ni ne le regardera plus, même pas sa mère. Il n’est plus un homme mais un dieu, et n’importe qui peut le tuer. Le poète, s'il le peut, cherche refuge dans les déserts de sable du Nord.

J'ai précédemment expliqué comment je parvins jusqu'au territoire des Yahous. Le lecteur se souviendra sans doute qu'ils m'encerclèrent, que je tirai en l'air un coup de fusil et qu’ils prirent la décharge pour une sorte de coup de .tonnerre magique. Pour nourrir cette illusion, j'eus soin de circuler toujours sans armes. Un matin de printemps, à l’aube, nous fûmes soudain attaqués par les hommes-singes ; je descendis de mes hauteurs en courant, l’arme à la main, et je tuai deux de ces animaux. Les autres s'enfuirent, épouvantés. Les balles, on le sait, sont invisibles. Pour la première fois de ma vie, j'entendis qu'on m'acclamait. Ce fut alors, je crois, que la reine me reçut. La mémoire des Yahous est faible; je partis l'après-midi même. Mes aventures dans la forêt importent peu. Je finis par me trouver dans un village d’hommes noirs, qui savaient labourer, semer et prier et je pus me faire comprendre - d'eux en portugais. Un missionnaire catholique, le père Fernandes, m'hébergea dans sa cabane et me soigna jusqu'à ce que je fusse en état de poursuivre mon pénible voyage. Au début j'éprouvais quelque dégoût à le voir ouvrir la bouche sans vergogne pour y jeter des morceaux de nourriture. Moi, je me cachais derrière ma main ou je détournais les yeux ; je m'y habituai au bout de quelques jours. Je me souviens avec plaisir de nos discussions de théologie. Je ne parvins pas à le ramener à la vraie foi de Jésus.

J'écris ces lignes à Glasgow. J’ai relaté mon séjour parmi les Yahous, mais j'ai glissé sur son horreur fondamentale dont je ne suis pas entièrement affranchi et qui hante encore mon sommeil. Dans la rue, je me crois encore encerclé par eux. Les Yahous, je le sais bien, sont une nation barbare, peut-être la plus barbare du globe, mais il serait injuste d’oublier certains traits chez eux qui les rachètent. Ils ont des institutions, un roi, ils manient une langue fondée sur des concepts génériques, ils croient, comme les Hébreux et les Grecs, en l'origine divine de la poésie et devinent que l'ame survit à la mort du corps. Ils croient à l'existence de châtiments et de récompenses. Ils représentent en somme, eux aussi, la culture, comme nous la représentons nous-mêmes, malgré tous nos péchés. Je ne me repens pas d'avoir combattu dans leurs rangs contre les hommes-singes. Nous avons le devoir de les sauver. J’espère que le gouvernement de Sa Majesté ne restera pas sourd à ce que ce rapport se permet de suggérer.

1. Je donne au ch la valeur qu'il a dans le mot loch. (N.des.)